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mettre auparavant plus d’un voyageur solitaire dans le lit de l’archevêque. »

— « Il y avait aussi une bohémienne, dit Byrne faiblement, de la litière improvisée sur laquelle une escouade de guerilleros le transportait vers la côte.

— « C’était elle qui manœuvrait cette diabolique machine, et c’est elle qui la manœuvra aussi cette nuit là », fut la réponse.

— « Mais pourquoi ? Pourquoi ? s’écria Byrne ; pourquoi pouvait-elle souhaiter ma mort ? »

— « Sans doute pour les boutons d’uniforme de Votre Excellence, » répondit poliment le taciturne Gonzales. Nous avons retrouvé ceux de votre marin sur elle ; mais Votre Excellence peut être sûre que tout ce qu’il convenait de faire dans cette circonstance a été fait.

Byrne ne posa plus d’autres questions. Il y eut encore une autre mort, que Gonzales considérait comme « urgente en la circonstance ». Le borgne Bernardino fut collé au mur de son auberge et y reçut dans la poitrine la charge de six escopettes. Comme les coups partaient, la bière grossière qui renfermait le corps de Tom, passa, portée par une bande de patriotes espagnols qui avaient des allures de bandits et qui descendaient le ravin jusqu’au rivage, où deux embarcations de la corvette attendaient ce qui restait, sur terre, de son meilleur marin.

M. Byrne pâle et bien faible encore, entra dans le canot qui transportait le cadavre de son humble ami ; car on avait décidé que Tom Corbin dormirait son dernier sommeil, plus loin, dans le golfe de Biscaye. L’officier prit la barre et se retournant pour jeter un dernier regard vers le rivage, il aperçut, sur la pente grise de la colline quelque chose qui bougeait ; il reconnut que c’était un petit homme à chapeau jaune, juché sur le mulet, ce mulet sans lequel le sort de Tom Corbin serait resté à jamais mystérieux.


Juin 1913.