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immobiles, fixes, comme des pierres, hors de la tête, fixée dans la direction du lit.

Il venait de voir les rideaux bouger, comme si le cadavre qu’ils cachaient s’était retourné et s’était assis. Byrne qui pensait avoir épuisé toute la terreur du monde, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il empoigna les deux bras de sa chaise, sa mâchoire se desserra, et la sueur lui coulait sur le front, cependant que sa langue, desséchée, se collait à son palais. Les rideaux remuèrent encore, mais ne s’entr’ouvrirent pas. « Non, Tom », essaya de crier Byrne, mais il n’entendit rien qu’un faible gémissement comme peut en pousser un dormeur mal à l’aise. Il sentit que sa raison s’en allait, car il lui semblait bien que le plafond avait bougé et devenait oblique, puis se redressait, et de nouveau les rideaux se balancèrent doucement comme s’ils allaient s’entr’ouvrir.

Byrne ferma les yeux pour ne pas voir sortir la terrible apparition du cadavre animé par le diable. Dans le profond silence de la chambre, il vécut un moment d’effroyable agonie, puis il rouvrit les yeux et il vit que les rideaux restaient toujours fermés, mais que le plafond au-dessus du lit s’était élevé d’un pied.

La dernière lueur de raison qui lui restait lui découvrit que c’était l’énorme baldaquin au-dessus du lit qui s’abaissait, pendant que les rideaux qui y étaient attachés remuaient doucement, descendant graduellement vers le sol. Sa mâchoire ouverte se referma en claquant et, à-demi dressé sur sa chaise, il épia, muet, la silencieuse descente du dais monstrueux.

Il descendit par saccades douces jusqu’à mi-chemin, ou à peu près, et tout d’un coup sembla prendre sa course et vint emboîter brusquement sa forme en dos de tortue, sa lourde bordure s’encastrant exactement dans le rebord du bois de lit.

À une ou deux reprises un léger craquement du bois se fit entendre, puis l’accablante tranquillité de la pièce régna de nouveau.

Byrne se leva, haleta pour reprendre haleine, et poussa un cri de rage et d’épouvante, premier son qui ait pu, à sa connaissance, franchir ses lèvres durant cette nuit d’angoisse. Voilà donc la mort à laquelle il avait échappé. C’était là le diabolique artifice du meurtre, contre lequel la pauvre âme de Tom déjà dans l’autre monde avait encore essayé de le mettre en garde. C’était donc ainsi qu’il était mort. Byrne était certain d’avoir entendu la voix du marin faiblement distante, et sa phrase habituelle : « M. Byrne, ouvrez l’œil », et puis des