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frappé à la porte se chargerait des deux cadavres. L′homme et l’officier s’en iraient de la maison ensemble. Car Byrne était certain maintenant qu’il lui faudrait mourir avant le matin, et de la même manière mystérieuse, laissant derrière lui un corps sans indices.

La vue d’une tête coupée, d’une gorge tranchée, ou de la béante blessure d’une arme à feu lui aurait causé un inexprimable soulagement. Toutes ses craintes en auraient été apaisées. Son âme au dedans de lui implorait cet homme mort qui ne lui avait jamais fait défaut dans le danger : « Pourquoi ne me dites-vous pas à quoi je dois veiller, Tom ? Pourquoi ne me le dites-vous pas ? » Mais dans sa rigidité impassible, étendu sur le dos, Tom semblait conserver un austère silence, comme si, possédant enfin le terrible savoir, il dédaignait de s’entretenir avec les vivants.

Byrne se jeta soudain à genoux près du cadavre, et l’œil sec, farouche, ouvrit toute grande la chemise à la hauteur de la poitrine, comme s’il voulait arracher de force le secret de ce cœur froid qui avait été pour lui si loyal toute sa vie. Rien. Rien. Il éleva la lampe, et tout l’indice que lui révéla ce visage dont l’expression lui avait toujours été si affectueuse, ce fut une toute petite meurtrissure au front, presque rien, une simple marque. La peau même n’était pas éraflée. Il la regarda fixement, longtemps, perdu dans un horrible rêve. Puis il remarqua que les mains de Tom étaient serrées, comme s’il était tombé face à quelqu’un dans une bataille à coups de poings. Les articulations, en y regardant de plus près, lui apparurent un peu écorchées, aux deux mains.

La découverte de ses signes très légers fut plus terrifiante pour Byrne que ne l’eut été l’absence même de toute marque. Ainsi Tom était mort en se débattant contre quelque chose que l’on pouvait toucher, et qui pourtant pouvait tuer quelqu’un sans laisser de trace. Était-ce un souffle ?

La terreur, l’ardente terreur, commença à jouer autour du cœur de Byrne, comme une langue de feu qui s’allonge et se retire avant de réduire un objet en cendres. Il s’éloignait du cadavre en reculant aussi loin qu’il pouvait, puis il revenait jetant furtivement des regards tremblants sur ce front meurtri. Il y aurait peut-être la même petite meurtrissure sur son propre front, avant l’aube.

— « Je n’en puis plus », se murmura-t-il à lui-même. Tom lui devenait maintenant un objet d’horreur, un spectacle qui, tout à la fois, attirait et révoltait sa crainte. Il n’en pouvait plus, il ne pouvait plus le regarder.