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raide, gardant un prudent silence que ses deux yeux grands ouverts au fixe éclat semblait commander à Byrne de respecter. Byrne était trop saisi pour pouvoir proférer un son. Interdit, il recula, et au même instant le marin s’abatit en avant de tout son long, comme pour prendre par le cou son officier. Instinctivement Byrne avança ses bras tremblants. Il sentit l’affreuse rigidité du corps, puis la froideur de la mort lorsque leurs têtes se heurtèrent et que leurs visages se touchèrent. Ils vacillèrent, Byrne serrant Tom sur sa poitrine pour ne pas le laisser tomber avec fracas. Il eut juste assez de force pour déposer doucement par terre l’horrible fardeau ; alors la tête lui tourna, ses jambes se dérobèrent et il tomba sur les genoux, penché sur le cadavre, les mains sur cette poitrine d’homme qui avait été naguère pleine d’une vie généreuse et qui maintenant n’avait plus que l’insensibilité de la pierre.

— « Mort, mon pauvre Tom », se répétait-il intérieurement. La lumière de la lampe placée près du bord de la table tomba droit sur le regard vitreux de ces yeux qui avaient, naturellement, une expression vive et gaie.

Byrne détourna les yeux. Le foulard de soie noire de Tom n’était pas noué sur sa poitrine. Il n’était plus là. Les meurtriers lui avaient aussi enlevé ses souliers et ses bas. Et en remarquant ce dépouillement, ce cou dénudé, les pieds nus et rigides, Byrne sentit ses yeux se remplir de larmes. À part cela, le marin était entièrement vêtu, et ses vêtements ne montraient rien de ce désordre qu’aurait dû entraîner une lutte violente. Sa chemise quadrillée avait été tirée, un peu, hors de la ceinture, à un seul endroit, simplement pour s’assurer s’il avait de l′argent, dans une ceinture, à même le corps. Byrne commença à sanglotter dans son mouchoir.

Ce fut une explosion nerveuse qui dura peu. Tout en demeurant à genoux, il contempla tristement ce corps athlétique du meilleur marin qui fut jamais pour tirer le coutelas, pointer le canon ou prendre un ris. Il gisait là raide et froid : son esprit joyeux et intrépide s’en était allé, et peut-être qu’au moment de ce départ il s’était reporté vers lui, son jeune camarade, vers son navire qui roulait là-bas sur les flots gris en rade de cette côte de rochers sauvages.

Il s’aperçut que les six boutons de cuivre de la vareuse de Tom avaient été coupés. Il frissonna à la pensée des deux misérables et répugnantes sorcières s’acharnant avidement sur le corps sans défense de son ami. Coupés ! Peut-être avec le même couteau qui… La tête de l’une branlait ; l’autre était tout courbée en deux, et leurs yeux étaient rouges et