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misère de l’âge, cette obstination féroce de la vie devenue un objet de dégoût et d’horreur.

Pour surmonter cette impression, Byrne se mit à parler ; il leur dit qu’il était Anglais, qu’il était à la recherche d’un compatriote qui avait dû passer par là. À peine eût-il parlé que le souvenir des adieux de Tom lui revint à l’esprit avec une précision singulière ; les paysans silencieux, le gnome furieux, l’aubergiste borgne, Bernardino. Eh ! Quoi ! Ces deux épouvantails indescriptibles seraient-ils les tantes de cet homme, les affiliées du diable.

Quoiqu’elles eussent pû être autrefois, on n’imaginait pas quel service d’aussi faibles créatures pouvaient bien rendre maintenant au diable dans le monde des vivants. Laquelle était Lucilla, laquelle Erminia ? C’était maintenant des êtres sans nom. Un moment d’immobilité complète suivit les paroles de Byrne. La sorcière à la cuiller cessa de remuer son fricot dans sa marmite. La durée d’un souffle le tremblement de l’autre cessa. Dans l’espace de cette seconde Byrne eut la sensation d’être vraiment sur la trace, d’avoir atteint le tournant du chemin, presque à portée de voix de Tom.

— « Elles l’ont vu », pensa-t-il avec conviction. Il y avait donc enfin quelqu’un qui l’avait vu. Il était persuadé qu’elles nieraient toute connaissance de cet « ingles » ; mais tout au contraire, elles s′empressèrent de lui raconter qu’il avait mangé et passé la nuit chez elles. Elles se mirent à parler à la fois, et à décrire son aspect et sa manière d’être. Une sorte d’excitation féroce dans sa faiblesse semblait les posséder. La sorcière voûtée se mit à brandir sa cuiller de bois, le monstre bouffi se leva de son tabouret en criant, se balançant d’un pied sur l’autre, et sa tête s’agitait d’un tremblement accéléré au point de ressembler à une véritable vibration. Byrne se sentit tout à fait déconcerté par cette singulière surexcitation… Oui, le gros, le fort « Ingles » était parti le matin après avoir mangé un morceau de pain et bu un verre de vin. Et si le « caballero » désirait prendre le même chemin, rien n’était plus simple, demain matin.

— « Vous me donnerez quelqu’un pour me montrer le chemin ? dit Byrne. »

— « Si, señor. Un brave garçon. Celui que le caballero avait vu partir. »

— « Mais il frappait à la porte, répliqua Byrne. Il a décampé seulement quand il m’a vu. Il allait entrer. »

— « Non, non, s’écrièrent ensemble les deux sorcières, il s’en allait, il s’en allait. »