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Et cette entrevue prit fin sur un salut très bas et sarcastique, après quoi le chapeau fut replacé au même angle incertain que précédemment.

Dès que l’embarcation eut été hissée à bord, la corvette fit servir au large, et Byrne raconta toute cette histoire au capitaine qui n’était qu’un peu plus âgé que lui. Ils manifestèrent ensemble une indignation amusée ; mais, tout en riant, ils se regardèrent l’un l’autre gravement. Un nain espagnol essayant de pousser un officier de la marine britannique au vol d’un mulet à son profit, vraiment la chose était trop drôle, trop ridicule, incroyable. Telles furent les exclamations du capitaine. Il ne pouvait digérer le grotesque de l’affaire.

— « Incroyable ; c’est précisément cela », murmura Byrne à la fin, d’un ton singulier.

Ils échangèrent un long regard. C’est clair comme le jour, affirma le capitaine avec d’autant plus d’impatience que dans le fond de son cœur il n’en était rien moins que certain. Et Tom, qui était pour l’un le meilleur matelot du bord, et pour l’autre l’ami encourageant et respectueux de sa jeunesse, leur semblait revêtu d’une frappante fascination, une sorte de figure symbolique de la loyauté qui faisait appel à leur sentiment et à leur conscience au point qu’ils ne pouvaient plus détacher leurs pensées de la question de savoir si, oui ou non, il était en sûreté. À plusieurs reprises ils montèrent sur le pont, simplement pour regarder la côte, comme si elle pouvait les instruire du sort de leur matelot. Elle diminuait, s’éloignait dans la distance, muette, désolée, sauvage, voilée çà et là des dards obliques de la pluie. La houle d’ouest roulait ses longues et furibondes lignes d’écume et d’épais nuages noirs passaient au-dessus du navire comme une sinistre procession.

— « Pardieu, je souhaiterais que vous eussiez fait ce que votre petit ami au chapeau jaune vous conseillait de faire », dit le commandant de la corvette, un peu plus tard dans l’après-midi, visiblement exaspéré.

— « Vraiment, monsieur », demanda Byrne, en proie à une véritable anxiété. « Je me demande ce que vous auriez dit plus tard ? Quoi. J’aurais pu être cassé du service pour avoir dérobé une mule appartenant à une nation alliée au gouvernement de Sa Majesté. Ou bien j’aurais risqué d’être aplati comme une galette à coups de fléaux et de fourches, — une charmante histoire à répandre sur le compte d’un de vos officiers, — et tout cela pour avoir essayé de voler une mule. Ou poursuivi ignominieusement vers notre embarcation, car vous ne supposez pas que j’aurais fusillé l’un de ces pauvres diables pour une mule galeuse…