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humides de feuilles mortes que les paysans de l’endroit entassent à pourrir pendant l’hiver pour faire de l’engrais. En se retournant, Mr Byrne vit que toute la population masculine du hameau les suivait, sans bruit, sur ce tapis élastique. Les femmes les dévisageaient sur le pas de leurs portes, et les enfants s’étaient apparemment dissimulés dans des recoins. Le village connaissait le navire de vue, de loin, mais aucun étranger n’avait débarqué à cet endroit depuis cent ans ou plus. Le bicorne de Mr Byrne, les épais favori et l’énorme cadenette du marin les remplissaient d’un muet étonnement. Ils se pressaient derrière les deux Anglais, les considérant, interloqués, comme ces naturels que le capitaine Cook découvrit dans les mers du Sud.

Ce fut alors que Byrne eut la première vision d’un petit homme coiffé d’un chapeau jaune. Si usé et sale qu’il fut, ce couvre-chef le rendait cependant assez remarquable.

L’entrée de l’auberge était quelque chose comme une vague brèche dans un mur de cailloux. Le tenancier était la seule personne qui ne fut pas dans la rue, car il émergea d’une obscurité parmi laquelle on distinguait vaguement les formes gonflées de ces outres en peau dans quoi les paysans de là-bas mettent le vin. C’était un grand Asturien borgne, aux joues mal rasées et creuses ; son allure grave contrastait bizarrement avec l’incessante mobilité de son œil unique. En apprenant qu’il s’agissait d’indiquer à un marin anglais le chemin pour retrouver dans les montagnes un certain Gonzales, il ferma un moment son bon œil, comme s’il réfléchissait. Il le rouvrit, très agité de nouveau.

« — Possible, possible. Cela peut se faire. »

À la porte d’entrée, un murmure de sympathie circula dans le groupe, en entendant le nom de Gonzales, le chef de bande qui combattait les Français. S’étant enquis de l’état de sûreté de la route, Byrne fut heureux d’apprendre qu’on n’avait pas vu de soldat de cette nationalité depuis des mois. Pas le moindre petit détachement de ces impies « polizones ».

Tout en donnant ces renseignements, le tenancier de l’auberge s’occupait à tirer, dans une cruche de terre, du vin qu’il plaça devant cet hérétique d’Anglais, empochant avec une gravité distraite la petite pièce d’argent que l’officier jeta sur la table, en vertu de cette loi non écrite qui veut que nul n’entre dans une auberge sans acheter de quoi boire.

Son œil ne cessait de s’agiter comme s’il eût voulu faire l’ouvrage de deux ; mais quand Byrne s’enquit de la possibilité de louer un mulet,