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circonstanciés sur le comment et le pourquoi de sa présence sur cette côte, la côte septentrionale d’Espagne. Pourtant son aventure n’a rien à faire avec la mer. Autant qu’il m’est possible de l’affirmer, il était officier à bord d’une corvette. Tout cela n’a rien d’étonnant. À toutes les époques de notre longue guerre dans la Péninsule, un certain nombre de nos petits bâtiments de guerre croisaient sur la côte septentrionale d’Espagne, station la plus dangereuse et la plus désagréable qui soit, d’ailleurs.

Il semble bien que son navire ait eu une mission spéciale à remplir. On pouvait attendre de notre homme une soigneuse explication de toutes les circonstances, mais, comme je l’ai dit, plusieurs pages (du bon papier solide) manquaient ; c’était parti en couvertures de pots de confitures ou en bourre pour les fusils de chasse de son irrespectueuse postérité. Il est évident en tout cas que les communications avec le rivage, et même l’envoi de messagers à l’intérieur faisaient partie de son service, soit pour en obtenir des renseignements, soit pour transmettre des ordres ou des conseils aux patriotes Espagnols, aux « guérilleros » ou aux sociétés secrètes de la province ; ce devait être quelque chose de ce genre. C’est du moins ce qu’il est permis de déduire de ce qui nous est resté de ce consciencieux écrit.

Suit le panégyrique d’un excellent marin, qui appartenait au navire et avait le rang de patron du canot du capitaine. On le connaissait à bord sous le nom de Cuba Tom ; non pas qu’il fut Cubain, à proprement parler ; c’était tout à fait le type du loup de mer anglais de cette époque, et il servait à bord d’un navire de guerre depuis des années. Ce nom lui vint de quelques aventures merveilleuses qu’il avait eues dans cette île au temps de sa jeunesse, aventures qui étaient le thème favori des longues histoires qu’il avait l’habitude de raconter à ses camarades de bord, le soir venu, sur le gaillard d’avant. Il était intelligent, robuste et d’un courage à toute épreuve. On nous dit incidemment, tant notre narrateur est soucieux d’exactitude, que Tom avait, pour l’épaisseur et la longueur, la plus belle cadenette qu’on ait jamais vu dans la marine. Cet appendice dont il prenait grand soin, et qui était bien enveloppée dans une peau de marsouin, lui tombait jusqu’à la moitié du dos pour la plus grande admiration des spectateurs et pour l’envi de quelques-uns.

Notre jeune officier s’étend sur les qualités de Cuba Tom avec une sorte d’affection véritable. Ces relations entre officier et marin n’étaient pas alors très rares. Un jeune homme qui prenait du service