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à Londres, dans une rue qui a disparu, chez un bouquiniste au dernier degré du délabrement. Pour ce qui est des livres, ils ne valaient pas cher, et, après examen, ne méritaient même pas le peu d’argent que j’y avais mis. J’en avais probablement l’intuition quand j’avais dit : « Donnez-moi la caisse avec. » Le bouquiniste en délabre y avait consenti, d’un geste tragique et résigné qui trahissait sa disparition prochaine.

Un tas de pages volantes au fond de la caisse n’excita d’abord que faiblement ma curiosité. L’écriture nette, serrée, régulière, n’était guère attrayante à première vue. Mais à un endroit le fait qu’en 1813 le narrateur avait vingt-deux ans, attira mon attention. C’est un âge intéressant que vingt-deux ans ; on y est facilement imprudent et facilement effrayé, car à cet âge-là on réfléchit peu et l’imagination est vive.

À un autre endroit, la phrase : « À la nuit, nous courûmes une bordée vers la terre… » me frappa, parce que c’était une expression de marin : « Voyons un peu ce que c’est », pensai-je, sans grand enthousiasme.

Mon Dieu, que ce manuscrit avait l’air ennuyeux, chaque ligne ressemblant à l’autre dans sa minutie régulière. On eût dit le bourdonnement d’une voix monotone. Un traité sur le raffinage du sucre (et peut-on imaginer un sujet plus assommant) aurait eu une apparence plus vivante. « En 1813, j’avais vingt-deux ans. » C’est ainsi qu’il commence et il va son chemin avec l’application la plus calme et la plus terrible du monde. N’allez pas croire que ma trouvaille eut quoique ce fût d’archaïque. L’ingénuité diabolique dans l’invention, si elle est aussi vieille que le monde, n’est cependant pas un art défunt. Songez comment les téléphones se chargent de supprimer le peu de tranquillité d’esprit dont nous jouissons dans le monde, et combien il faut peu de temps à une mitrailleuse pour nous faire sortir la vie du corps. De nos jours une vieille sorcière chassieuse, qui a assez de force pour tourner une petite manivelle de rien, vous met par terre une centaine de jeunes gens de vingt ans en un clin d’œil.

Si ce n’est pas là du progrès ! Immense ! Nous avons fait du chemin, aussi devez-vous vous attendre ici à une certaine naïveté d’invention et à une simplicité d’intention qui dénotent le temps jadis. Il est bien certain qu’aucun automobiliste ne peut plus espérer rencontrer aujourd’hui une pareille auberge. Celle-ci, celle du titre, se trouvait en Espagne. Je n’ai découvert cela que par le contexte, car il manquait à ce récit un bon nombre de pages ; ce n’était peut-être pas, d’ailleurs, une grande perte, après tout. L’écrivain semble être entré dans des détails