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m’ont grandement surpris. Entre autres une accusation de faux réalisme portée contre le conte du début, Le Planteur de Malata. Je l’aurais jugée assez sérieuse, si je n’avais découvert, en lisant plus avant, que le distingué critique ne m’accusait, somme toute, que d’avoir cherché à éluder une heureuse conclusion, simplement par une sorte de lâcheté morale, par peur d’être pris pour un esprit superficiellement sentimental. Où (et de quelle sorte) y a-t-il dans Le Planteur de Malata un seul germe de bonheur qu’on eût pu faire fructifier à la fin ? je me perds à le chercher. Une critique de ce genre me paraît méconnaître tout le propos et le sens même d’un ouvrage dont l’intention première était principalement d’ordre esthétique : un essai de description et de narration autour d’une situation psychologique donnée.

Plus sérieuse était la critique que me fit de vive voix un vieil ami que j’apprécie fort et dont l’opinion était que, dans la scène auprès du rocher (scène qui, du point de vue psychologique, est décisive), ni Felicia Moorsom, ni Geoffrey Renouard ne trouvent ce qu’il conviendrait qu’ils se disent. Je ne discutai pas ce point-là sur le moment, d’autant plus qu’à dire vrai je ne me sentais pas moi-même entièrement satisfait de la scène. En relisant ce dialogue, plus tard, en vue de cette édition, j’en suis venu à conclure que ce qu’il y a de vrai dans la critique de mon ami, c’est que j’ai rendu ces personnages un peu trop explicites à l’endroit de leur émotion, et qu’ils détruisent ainsi, dans une certaine mesure, ce prestige illusoire qui caractérise leurs personnalités. Je regrette vivement ce défaut car je considère  Le Planteur de Malata  comme la presque réalisation de la tentative que j’avais entreprise de faire une chose très difficile, et que j’eusse aimé avoir accomplie aussi parfaitement qu’il m’était possible. Toutefois, si l’on considère le diapason et la tonalité de tout ce conte, il est bien difficile d’imaginer ce que ces deux personnages auraient pu trouver d’autre à se dire, à ce moment précis, à cet endroit particulier de la surface du globe. Dans la disposition d’esprit où ils se trouvent tous les deux, et étant donné l’état exceptionnel de leurs sentiments, ils auraient pu dire n’importe quoi.

N’importe quoi ! L’éminent critique qui m’a accusé d’un faux réalisme né de ma timidité se trompe entièrement. Je voudrais lui demander ce qu’il imagine qu’une étreinte, en quelque sorte, pour toute la vie, de Felicia Moorsom et de Geoffrey Renouard aurait bien pu être ? Eût-elle même pu exister ? Eût-elle été vraisemblable ? Non ! je n’ai rien éludé par timidité ni par paresse. Et peut-être même qu’une légère défiance à l’égard de mes propres forces n’eût pas été déplacée