Page:Conrad - En marge des marées.djvu/106

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et Cloete revient à l’hôtel. Les nouvelles avaient déjà circulé et la première chose qu’il voit, c’est George, dehors, sur la porte, blanc comme un linge, l’attendant. Cloete lui fait un signe et ils rentrent. Mme Harry est au haut de l’escalier et quand elle ne voit qu’eux deux monter, elle lève les bras au ciel et s’enfuit dans sa chambre. Personne n’avait osé lui dire, mais ne pas voir son mari lui a suffi. Cloete entend un cri affreux : « Allez près d’elle », dit-il à George.

Une fois seul dans le salon, Cloete boit un verre de brandy et se met à réfléchir à toute l’affaire. George le rejoint. « La patronne est avec elle », dit-il. Et il se met à marcher en long et en large dans la pièce, agitant les bras et parlant de façon entrecoupée, avec une expression si dure sur le visage, que Cloete ne lui en a jamais vu de pareille… « Ce qui doit arriver, doit arriver. Mort, mon frère unique. Oui, mort, tous ses soucis sont finis. Mais nous vivons, dit-il à Cloete ; et je suppose, dit-il, en le regardant avec des yeux brûlants et secs, que vous n’oublierez pas de télégraphier au matin à votre ami que nous entrerons dans l’affaire certainement. « Vous voulez parler de l’homme aux spécialités pharmaceutiques ?» « La mort est la mort, et les affaires sont les affaires, continue George ; et regardez, mes mains sont propres », dit-il en les montrant à Cloete. Cloete se dit : « Il devient fou ». Il le prend par les épaules et se met à le secouer. « Sacré nom d’un chien, si vous aviez eu le culot de lui parler vous, personnage moral, il serait encore en vie à l’heure qu’il est », crie-t-il.

Et voilà George qui le regarde fixement, puis qui éclate en sanglots. Il se jette sur un canapé, enfouit son visage dans un coussin, et se met à hurler comme un enfant. « Cela vaut mieux», se dit Cloete, et il le laisse en disant à l’hôtelier qu’il a besoin de sortir pour différentes petites choses qu’il faut faire dès ce soir. La femme de l’hôtelier, tout en pleurant, le rattrape sur l’escalier. « Oh, monsieur, cette pauvre dame va devenir folle !… »

Cloete l’écarté en se disant à lui-même : « Oh, non, certes non. Elle surmontera cela. Ce n’est pas la douleur qui rend les gens fous, c’est le tourment. »

En cela Cloete se trompait. Ce qui affecta Mme Harry fut que son mari s’était suicidé sous ses yeux même. Elle surmonta tout cela tellement bien qu’en moins d’une année il fallut la mettre dans une maison de santé. Elle était très, très calme ; folie douce. Elle a vécu encore longtemps.

Voilà donc Cloete qui clapote dans le vent et la pluie. Personne dans