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« C’est fini », dit le capitaine Harry, tout bas. Cloete songe que de sa vie il n’a eu aussi froid… « Et il me semble que ça m’est égal de vivre maintenant », murmure le capitaine Harry… « Votre femme est là-bas sur le rivage, et vous attend », dit Cloete… « Ah oui, cela doit être affreux pour elle de voir notre pauvre vieux bateau couché là comme cela. Voyez-vous, c’est notre foyer ».

Cloete, lui, pense que pour ce qui est de la perte du Sagamore, cela lui est égal, il souhaite seulement d’être n’importe où, ailleurs que là. Le plus léger mouvement du bateau lui coupe la respiration. Le danger l’énerve, en outre. Le capitaine le prend à part… « Le canot de sauvetage ne peut venir nous prendre avant une heure d’ici. Écoutez-moi, Cloete, puisque vous êtes ici et si courageux, faites quelque chose pour moi ». Il lui dit alors qu’en bas dans sa cabine d’arrière, dans un certain tiroir, il y a un paquet de papiers importants et quelque soixante livres en or dans un sac. Il demande à Cloete d’aller lui chercher cela. Il n’est pas descendu depuis que le navire a touché, il lui semble que s’il détournait les yeux il tomberait en morceaux. Quant aux hommes, effrayés comme ils sont, s’il les laissait livrés à eux-mêmes ils essaieraient de mettre une des chaloupes à la mer, pris de panique devant un coup plus violent, et il y en aurait qui risqueraient de se noyer… « Il y a deux ou trois boîtes d’allumettes sur les planchettes de ma cabine si vous avez besoin de lumière, dit le capitaine Harry. Seulement essuyez-vous les mains avant de tâtonner pour les trouver. »

Cloete ne trouve pas l’affaire de son goût, mais il ne veut pas montrer qu’il a peur, et il y va. Pas mal d’eau sur le pont ; il clapote là-dedans ; il commence à faire tellement noir, en plus. Tout à coup, près du grand mât, quelqu’un l’attrape par le bras. Stafford ! Il ne pensait pas du tout à Stafford. Le capitaine Harry lui avait dit à propos de son second quelque chose de peu satisfaisant, mais c’était assez vague. Cloete ne le reconnait pas d’abord dans son suroît. Il voit une figure blanche avec deux gros yeux fixés sur lui. « Êtes-vous content, M. Cloete ?… »

Cloete a bonne envie de rire de cette voix plaintive et l’écarté. Mais l’homme grimpe après lui sur la dunette et le suit en bas dans la cabine de ce navire naufragé. Et les voilà tous les deux là, osant à peine se regarder l’un l’autre. « Vous n’allez pas me faire croire que vous y êtes pour quelque chose… » dit Cloete.

Tous deux frissonnent, presque hors d’eux dans l’excitation de se sentir à bord de ce navire. Le navire talonne et titube, et ils chancel-