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dans ce tableau, surtout dans l’union douce et imperceptible du paysage et des figures, car, bien que le paysage soit fort gai et même beaucoup varié, il semble que ce soit un fond uni, parce qu’il n’ôte rien aux figures de leur force et de leur relief.

Après des éloges que M. Poussin a si bien mérités, M. de Champaigne voulant faire remarquer dans ce tableau une circonstance qu’il n’approuvoit pas, protesta qu’il ne se portoit point à cette critique par un esprit téméraire et méprisant, mais seulement pour s’instruire d’un doute et examiner tout ce qui peut servir à l’avantage de l’art, selon la liberté qu’en a donnée l’illustre protecteur de l’Académie, qui veut qu’à force d’objections et de sages disputes on aille chercher la vérité jusque dans sa source. Il dit donc qu’il lui sembloit que M. Poussin n’avoit pas traité le sujet de son tableau avec toute la fidélité de l’histoire, parce qu’il en avoit retranché la représentation des chameaux dont l’Écriture fait mention, quand elle dit que le serviteur d’Abraham reconnut Rébecca aux soins officieux qu’elle prit de donner à boire à ses chameaux aussi bien qu’à lui. L’Écriture spécifie qu’en effet ces animaux burent de l’eau qu’elle leur donna et qu’à l’instant même elle reçut le présent des bracelets et des pendants d’oreilles ; ce qui méritoit bien d’être marqué dans le tableau pour prouver l’exactitude et la fidélité du peintre dans un sujet véritable. Il ajouta que peut-être prétendroit-on excuser M. Poussin en disant qu’il n’a voulu représenter que des objets agréables dans son ouvrage, et que la difformité des chameaux en auroit été une dans son tableau. M. de Champaigne soutint que cette excuse seroit frivole, et qu’au contraire la laideur de ces animaux auroit même rehaussé l’éclat de tant de belles figures, car, selon lui, toutes les choses du monde ne paraissent jamais tant que lorsqu’elles sont opposées à leurs contraires. La vertu n’étant pas comparée au vice semble moins charmante et moins aimable, et M. Poussin même n’auroit jamais si agréablement distribué la lumière dans son tableau, s’il n’y avoit jeté des ombres.

M. le Brun prit encore la parole et demanda à M. de Champaigne s’il croyoit que M. Poussin eût ignoré l’histoire de Rébecca. Là-dessus M. de Champaigne convint avec toute l’assemblée que M. Poussin avoit eu trop de lumière et trop