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étonné le vit se jeter seul entre deux troupes de gardes françaises et suisses prêtes à se charger, saisir le bras de l’un d’eux déjà levé pour frapper, et forcer des soldats furieux à reconnaître une autorité paisible et désarmée.

Un trait de l’enfance de M. Turgot annonça son caractère. La petite pension dont ses parents lui laissaient la disposition au collège, disparaissait aussitôt qu’il l’avait reçue, sans qu’on pût deviner quel en était l’emploi. On voulut le savoir : et on découvrit qu’il la distribuait à de pauvres écoliers externes, pour acheter des livres. La bonté, la générosité même, ne sont pas des sentiments rares dans l’enfance : mais que ces sentiments soient dirigés avec cette sagesse, qu’ils soient soumis à des vues d’une utilité réelle et durable, voilà ce qui semble présager véritablement un homme extraordinaire, dont tous les sentiments devaient être des vertus, parce qu’ils seraient toujours conduits par la raison.

Les parents de M. Turgot le destinaient à l’état ecclésiastique. Il était le dernier de trois frères. L’aîné devait se consacrer à la magistrature, devenue, depuis quelques générations, l’état de sa famille, et le second embrasser la profession des armes. C’était alors un usage presque général, de prononcer dès le berceau sur le sort de ses enfants d’après les convenances de famille, ou les conséquences qu’on tirait de leurs inclinations naissantes. Ces hommes, placés au hasard dans des professions pour lesquelles ils n’étaient pas nés, devenaient, pour les familles et pour l’État, un fardeau inutile et souvent funeste.