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VIE DE VOLTAIRE.

mirer ; qu’il descende à d’indignes artifices sans être avili ; qu’occupé d’établir une religion et d’élever un empire, il soit amoureux sans être ridicule ; qu’en commettant tous les crimes il ne fasse pas éprouver cette horreur pénible qu’inspirent les scélérats ; qu’il ait à la fois le ton d’un prophète et le langage d’un homme de génie ; qu’il se montre supérieur au fanatisme dont il enivre ses ignorants et intrépides disciples, sans que jamais la bassesse, attachée à l’hypocrisie, dégrade son caractère ; qu’enfin ses crimes soient couronnés par le succès ; qu’il triomphe et qu’il paraisse assez puni par ses remords : voilà ce que le talent dramatique n’eût pu faire, s’il n’avait été joint à un esprit supérieur.

Mahomet fut d’abord joué à Lille en 1741. On remit à Voltaire, pendant la première représentation, un billet du roi de Prusse, qui lui mandait la victoire de Molwitz ; il interrompit la pièce pour le lire aux spectateurs. Vous verrez, dit-il à ses amis réunis autour de lui, que cette pièce de Molwitz fera réussir la mienne. On osa la risquer à Paris ; mais les cris fanatiques obtinrent, de la faiblesse du cardinal de Fleury, d’en faire défendre la représentation. Voltaire prit le parti d’envoyer sa pièce à Benoît XIV, avec deux vers latins pour son portrait. Lambertini, pontife tolérant, prince facile, mais homme de beaucoup d’esprit, lui répondit avec bonté, et lui envoya des médailles. Crébillon fut plus scrupuleux que le pape. Il ne voulut jamais consentir à laisser jouer une pièce qui, en prouvant qu’on pouvait porter la terreur tragique à son comble, sans sacrifier l’intérêt et sans