Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 2.djvu/559

Cette page n’a pas encore été corrigée
539
ÉLOGE DE M. D’ANVILLE.


comme le sont en général tous ceux dont l’amour propre porte sur des objets qui intéressent peu les autres hommes. L’orgueil, qui aspire à des distinctions ou à des succès dans le monde, comme celui de la naissance ou de l’esprit, se montre souvent et blesse dès qu’il se montre ; mais il est très-possible de vivre longtemps avec un savant convaincu d’avoir du génie dans une science étrangère à ce qui occupe la société, sans s’apercevoir qu’il ait de l’orgueil, et de l’apercevoir sans en être blessé.

M. d’Anville s’était marié, en 1730, à mademoiselle Testard ; il la perdit au bout de cinquante et un ans, et heureusement pour lui dans un temps où il ne pouvait plus être sensible à cette perte : l’état où la nature l’avait réduit, lui épargnait du moins le plus grand peut-être des malheurs auxquels une longue vie nous condamne, celui de survivre à ceux que l’on a chéris.

La constitution de M. d’Anville était délicate, et néanmoins elle suffit, pendant près de soixante ans, à un travail de quinze heures par jour ; mais la régularité de sa vie, une excessive sobriété, un genre de travail qui n’exigeait point ces grands efforts, plus fatigants qu’une application continue, la douce habitude de succès toujours répétés, qui faisait de son amour-propre même une source de plaisirs purs et continuels, destinée dont bien peu de savants peuvent jouir, et que bien peu de sciences peuvent procurer ; toutes ces causes furent plus puissantes pour prolonger sa vie, et pour le soutenir dans le travail, qu’une constitution plus forte, qui peut-