Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 2.djvu/388

Cette page n’a pas encore été corrigée
368
ÉLOGE DE M. DE JUSSIEU.


Le voyage rétablit sa santé ; mais sa tête s’affaiblit de plus en plus : il revint à Paris en 1771, après trente-six ans d’absence, retrouver son frère, le reconnaître et pleurer dans ses bras. Il savait encore qu’il avait un frère et qu’il l’aimait ; mais ce fut la seule chose dont il eût conservé le souvenir, ou plutôt le sentiment ; ses découvertes, ses vues, ses travaux, le fruit de quarante années consacrées aux sciences, ses chagrins, ses malheurs, tout était effacé de sa mémoire. Un frère malheureux, reçu dans une famille vertueuse, un martyr de la botanique, recueilli dans une maison qu’on pourrait appeler le sanctuaire de cette science, fut traité avec le respect qu’on devait à son malheur et à la cause de ce malheur ; on lui prodigua les soins, ils furent inutiles. Il vit mourir ce frère qu’il avait tant aimé ; mais il était devenu incapable de sentir sa perte, et, par une espèce de compensation dont il faut rendre grâce à la nature, son état lui épargna du moins le sentiment de cette dernière infortune. Ses neveux, à qui il restait seul, lui donnèrent toutes les marques de tendresse qu’il pouvait recevoir ; ils cherchaient à prolonger, à adoucir sa vie, à conserver longtemps les restes respectables d’un vieillard qui, assez malheureux pour avoir perdu jusqu’au souvenir de ce qu’il avait été, méritait que les autres en gardassent la mémoire.

Il recevait ces secours avec une sensibilité et une douceur touchantes ; privé de la mémoire, incapable de sentir combien il avait de droits à tout ce qu’on faisait pour lui, les soins de chaque jour lui parais-