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ÉLOGE DE M. DE JUSSIEU.


avaient été perdus. Enfin, il apprit la mort de son frère aîné : cette nouvelle le consterna. Je ne puis penser à lui y écrivait-il, sans que mon sang ne se gèle et que mon cœur ne se couvre d’un voile noir ; ce n’est point un frère, c'est mon père que j’ai perdu.

Vers 1761, le départ de madame de Xauregui, que la santé de M. de Jussieu ne lui permit pas de suivre, mit le comble à ses maux ; il devint sujet à de fréquents vertiges, sa mémoire s’affaiblit ; il continuait cependant de voir des malades, fuyant les grands, dont la confiance inquiète et exigeante lui paraissait un esclavage ; préférant les pauvres, donnant l’exemple du désintéressement dans des pays où le seul amour de l’or attire les Européens ; consumé du regret de vivre loin de sa patrie, et manquant de courage pour vaincre les obstacles qui le retenaient ; ne pouvant supporter l’idée de rester au Pérou, et ne voyant qu’avec effroi les dangers et la fatigue du retour ; conservant sa générosité et ses vertus, mais trop faible pour se défendre contre ceux qui ne craignaient point d’en abuser ; encore utile aux autres, et devenu inutile à lui-même : enfin ses véritables amis sentirent combien son départ devenait nécessaire, ils l’y déterminèrent, et il quitta Lima, où ce départ fut regardé par le peuple comme un malheur public. Cet homme, qui avait été pendant vingt ans le bienfaiteur du pays où il avait vécu, fut obligé d’emprunter pour subvenir aux frais de son voyage.

Sa tête avait perdu son activité et ses forces ; son âme était épuisée, mais sa raison était saine encore.