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ENTRE TURGOT ET CONDORCET.



36. A TURGOT.


Ce 4 décembre 1773.


Monsieur, vous jugez le livre de l'Esprit [1] avec une sévérité qui me fait peur ; je prétends contre vous que c’est un bon livre : 1° parce qu’il nous donne le portrait naïf de l’âme d’Helvétius dessous les replis de son amour-propre, de l’occupation continuelle où il était de se comparer avec les autres, et de tâcher de se trouver supérieur : or il vaut mieux avoir le portrait par l’homme même et sans qu’il ait voulu le faire, que d’après les observations d’un moraliste. 2° Ce portrait est celui d’une foule d’honnêtes gens, comme dit madame de Beauveau, dont Helvétius a dit le secret. 3° Il y a beaucoup de gens que la nature ou l’éducation ont destinés à être fripons, et qui ne deviendront honnêtes gens qu’à la manière et par les principes d’Helvétius. 4° Il aura beau dire, il ne m’empêchera pas d’aimer mes amis ; il ne me condamnera pas à l’ennui mortel de pense»’sans cesse à mon mérite ou à ma gloirie. Il ne me fera pas croire que, si je résous des problèmes, c’est dans l’espérance que les belles dames me rechercheront ; car je n’ai pas vu jusqu’ici qu’elles raffolassent des géomètres. Ainsi, il ne me fera aucun mal, ni à moi ni aux autres bonnes gens. 5° Il prêche avec beaucoup de force contre l’intolérance de tous les clergés. Sa plus grande faute me paraît d’avoir déclamé contre le despotisme

  1. Cette lettre, où Turgot jugeait le livre d’Helvétius, ne s’est point retrouvée.