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place de celui qu’on a ruiné, à ceci plusieurs se sont morfondus en pure perte… Je n’aime pas la nouvelleté, quelque visage qu’elle prenne… Le meilleur gouvernement est, à chaque nation, celui sous lequel elle s’est maintenue. » Montaigne ne regarde qu’au maintien de l’État et à celui de la patrie, sous les nouveautés qu’on propose, et tout se tait pour lui devant cet intérêt. « Nous nous déplaisons volontiers, dit-il, de la condition présente (t. IV, p. 69) ; mais je tiens pourtant que d’aller désirant le commandement de peu, dans un État populaire, ou autre espèce de gouvernement en la monarchie, c’est vice et folie. » Tout aussitôt, il rapporte les vers du conseiller Gui Du Faur, un ennemi des Guises, et dont les quatrains étaient fameux :

« Aime l’État tel que tu le vois être.
S’il est royal, aime la royauté.
S’il est de peu, ou bien communauté,
Aime-le aussi ; car Dieu t’y a fait naître. »

Mais quelle doctrine ! quelle impassibilité ! quel sommeil dans une immutabilité éternelle ! Tous les gouvernements paraissent être de droit divin ! Fallait-il donc laisser vivre César, si on était né sous César ? La Boëtie nous a dit non ; il l’a dit pour César, il l’a dit pour d’autres, et avec une force d’expression qui, dans un Traité spécial sur la tyrannie et la liberté, frappe davantage. Les Huguenots ne s’y trompèrent pas, ils mirent son discours parmi les pamphlets les plus dangereux pour les reines et les rois. Montaigne au contraire, si peu affirmatif d’habitude, et nourri des mêmes déclamations classiques, répond : Oui, il fallait laisser vivre César ; et il contredit son ami ; il tient, je crois, à le contredire. Mais pourquoi fallait-il laisser vivre César ? Parce que, dit-il, c’est le Sénat même qui « l’avait fait dictateur ; on eût avisé à sa mort. » Il arrive si souvent que « le salut du peuple » n’est que le salut de quelques-uns ; et, après un mal, vient souvent un état pire. « C’est précisément, ajoute Montaigne, ce qui arriva aux tueurs de César. Ils jetèrent la chose publique à tel point, qu’ils eurent à se repentir de s’en être