Page:Colomb - Le violoneux de la Sapinière, 1893.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
87
le violoneux de la sapinière.

dans la plaine. Alors accourt à sa rencontre son épouse Andromaque ; sa suivante l’accompagne, portant sur son sein le tendre enfant qui ne parle point encore, leur rejeton bien-aimé, beau comme la plus brillante étoile. À la vue de son fils, le héros sourit en silence. Andromaque, fondant en larmes, s’approche, lui prend la main, et s’écrie :

« Cruel ! ta valeur te perdra ! tu es sans pitié pour ton enfant au berceau, pour une épouse infortunée, que bientôt tu laisseras veuve dans ton palais. Hélas ! les Grecs vont fondre tous ensemble sur toi, et te faire enfin succomber ! Oh ! qu’il vaudrait mieux pour moi, privée de ton appui, descendre sous la terre ! Quelle joie puis-je espérer encore, lorsque tu auras subi ta destinée ? J’ai perdu mon père, ma mère et mes sept frères. Hector, tu es pour moi mon père, ma mère, mon frère et mon jeune époux. Prends pitié d’Andromaque : défends-toi du haut de nos tours, ne rends pas orphelin ton enfant et veuve ton épouse. Range l’armée près du figuier sauvage. Là surtout la ville est accessible ; de ce côté le mur s’affaisse et trois fois les plus vaillants Grecs ont tenté de le franchir. »

» Le magnanime Hector lui répond en ces termes : « Femme, tes soucis sont les miens ; mais je rougirais devant les Troyens et les Troyennes au long voile, si, comme un lâche, j’évitais les batailles. Mon âme d’ailleurs s’y refuse. N’ai-je point appris à me conduire en brave, à combattre au premier rang, pour conserver la gloire de mon père et la mienne ? »

— Bravo ! s’écria Emmanuel en applaudissant : voilà un brave. Lisez encore, Anne, je voudrais savoir ce qui lui arrivera.

— C’est aussi beau après, mais c’est plus triste : vous allez voir.

« Cependant mon cœur, ma raison me le disent, le jour viendra où succomberont la sainte Ilion, et Priam, et le peuple du belliqueux Priam. Mais les calamités qui sont réservées aux Troyens, les malheurs de ma mère Hécube elle-même et du roi mon père, les malheurs de mes frères, qui, si braves et si nombreux, tomberont dans la poussière sous des mains ennemies ; non, tous ces maux ne me préoccupent pas autant que ton propre destin, lorsqu’un des Grecs te conduira baignée de larmes et te ravira ta liberté. Alors, dans Argos, tu tisseras de la toile pour une étrangère ; le cœur plein d’amertume, tu puiseras de l’eau à la fontaine, et une dure nécessité pèsera sur toi. Alors le passant, voyant tes pleurs, s’écriera : « Voici