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le violoneux de la sapinière.

Emmanuel, est-ce que cela m’amuserait ? » et elle faisait dans sa petite cervelle des efforts inouïs pour découvrir quelles histoires elle pourrait aimer dans ce cas-là. Elle mit de côté avec un soupir plusieurs volumes scientifiques auxquels elle ne comprit absolument rien ; puis des livres de morale où l’on prouvait par des exemples qu’il ne faut ni mentir, ni voler, ni faire de mal à personne. Anne jugea que, puisqu’elle savait cela sans l’avoir appris dans un livre, Emmanuel devait le savoir aussi ; puis, des histoires de rois, qui se ressemblaient tellement qu’on eût juré que c’était toujours le même ; puis, des récits de voyages en mer hérissés de calculs qui lui firent l’effet de quelque sorcellerie. Enfin elle s’arrêta à un très-vieux livre, relié en veau, avec une tranche rouge. De distance en distance il s’y trouvait de petites gravures qui représentaient les principales actions des personnages. Anne ne pouvait pas tout lire ; sur la page de gauche s’étalaient des caractères inconnus ; mais sur la page de droite il y avait du français, et ce français lui parut si beau, qu’après avoir ouvert le volume au hasard, elle continua, revint en arrière, et finit par le parcourir tout entier, mettant à chaque instant entre les pages de petits papiers pour marquer les endroits qui lui plaisaient le mieux. Elle descendit enfin de sa chaise, cacha le vieux livre sous son tablier, et courut tout d’un trait jusqu’à la grange de M. Arnaudeau.

« Ah ! vous voilà, Anne ! tant mieux ! lui dit Emmanuel, quand elle entr’ouvrit discrètement la porte et se glissa dans la prison. Vous êtes bien gentille d’être revenue. Je ne peux plus dormir, et je commençais à m’ennuyer. Si seulement j’avais mes billes ! j’aurais fait une partie tout seul. Qu’apportez-vous là ?

— Un livre très-amusant : vous allez voir !

— Savez-vous lire, Anne ?

— Si je sais lire ? ce serait joli, à mon âge, de ne pas savoir lire. Tenez, je vais lire tout haut pour vous montrer.

— C’est cela ! j’entendrai l’histoire et je n’aurai pas la peine de lire. Vous arrangez très-bien les choses, Anne.

— C’est-à-dire que c’est vous qui les arrangez. La peine de lire ! est-ce que c’est une peine ?

— Eh bien ! lisez, puisque ce n’est pas une peine pour vous.

— Je veux bien ; écoutez ! j’ai marqué les plus beaux endroits :

« Hector sort de son palais, et, parcourant les rues bien bâties, arrive à travers la grande ville aux portes Scées, par où il doit sortir