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le violoneux de la sapinière.

— On l’aura apporté pendant que je dormais. C’est très-bon du pain chaud. En voulez-vous, Anne ?

— C’est cela ! nous allons déjeuner ensemble. Je suis une dame, vous m’avez invitée, et nous allons mettre le couvert. Là, sur le bahut : votre escabeau d’un côté, un autre pour moi vis-à-vis. Ma serviette va faire la nappe : voici les plats. Voyez comme c’est joli ! Une assiette de papier pour vous, une pour moi : vous avez un verre, moi je boirai dans le pot à crème, quand il sera vide. Nous y voilà. Monsieur, vous servirai-je une tranche de pâté ?

— Volontiers, madame. Veuillez accepter le croûton du pain.

— Mille remercîments, monsieur. Votre pain est très-croustillant, je l’aime beaucoup comme cela.

— Madame, vous avez une excellente cuisinière, et je lui enverrai tous les lièvres de ma chasse, pour que vous ne manquiez jamais de pâtés. Moi, j’en aurai toujours assez — sur mes livres latins.

— Oh ! quelles drôles d’idées vous avez, Emmanuel ! s’écria la petite en riant. Vous ne parliez pas comme cela l’autre jour à la maison. Je crois que quand vous êtes en toilette, vous avez la bouche cousue. N’est-ce pas ?

— Est-ce que je peux dire un mot devant ma mère ? « Lourdaud ! paysan ! » Voilà comme elle me traite. Et cette pimbêche de Sylvanie qui répète en pinçant la bouche : « Lourdaud ! paysan ! » Quand je m’attends à être rabroué, je ne dis que des sottises : voilà !

— Monsieur, vous ne mangez plus. Voici du poulet froid, très-tendre ; je tâcherai de vous apporter autre chose ce soir, ainsi ne faites pas d’économies.

— Oh ! ne vous mettez pas en peine de moi, Anne ; je ne suis pas gourmand, quoique j’aie bon appétit. Heureusement que Martuche m’a apporté un pain tout entier : je voudrais être sûr que le petit violoneux en a autant. Qu’est-il devenu, ce pauvre petit diable ?

— Il n’avait rien de cassé ; on l’a bassiné avec de l’arnica, et on lui a fait boire un bon verre de vin chaud, et puis il a recommencé à jouer du violon. Il est très-courageux, cet enfant-là, Emmanuel. Savez-vous qu’il a appris à jouer du violon tout seul ?

— Oh ! tout seul, ça n’est pas possible. Il y a des élèves au lycée qui apprennent le violon avec un maître, et ils ne sont pas seulement capables de jouer la retraite, ou le roi Dagobert.

— Je vous dis qu’il a appris tout seul, parce que son père était malade, et que sa mère ne faisait que se mettre en colère parce qu’il ne