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le violoneux de la sapinière.

Elle n’allait pas loin ; pourtant elle fit mystérieusement un détour par les prés, changeant souvent de bras son panier, qu’elle était allée reprendre et qui était un peu lourd pour elle. Enfin elle arriva à un échalier qu’elle passa avec précaution, et s’approcha doucement d’une tourelle isolée, grange par en bas et pigeonnier par en haut. C’était là que M. Arnaudeau serrait les récoltes destinées à ne pas séjourner longtemps en grange et à être vendues ou transportées ailleurs. Pour le moment le rez-de-chaussée était vide ; aussi avait-on laissé la clef à la porte, fermée en dehors sur le prisonnier.

Anne posa son panier, fit tourner la grosse clef dans la serrure, poussa la porte et entra. Emmanuel dormait, et comme il faisait sombre dans la grange, elle crut d’abord qu’il n’y était pas et qu’on lui avait fait grâce. « Ce pauvre Emmanuel, se dit-elle, tant mieux ! Pourtant je lui apportais de bonnes petites choses. » À ce moment, Ajax, qui flairait çà et là, arrivé à un lit de foin étendu dans un coin, passa sa langue sur la figure du dormeur qui se réveilla en sursaut et fit un bond d’un air effaré. Anne éclata de rire.

« C’est Ajax ! dit-elle en battant des mains. Je suis sûre que vous l’avez pris pour un tigre. N’est-ce pas que vous avez eu grand’peur ?

— Non, pas peur, puisque je dormais. Et puis je ne suis pas poltron, vous savez bien, Anne. Je ne vous attendais pas, et j’ai été étonné, voilà tout. Pourquoi venez-vous si matin par ici ?

— Si matin ! il est bientôt huit heures. Il ne fait pas clair ici ; c’est une vraie prison où l’on vous a mis, mon pauvre Emmanuel. Et quand je pense que c’est moi qui en suis cause ! Je n’en ai pas dormi de la nuit.

— Moi, j’ai très-bien dormi. Les hommes doivent savoir dormir partout. Quand je serai soldat, je coucherai par terre, sur le champ de bataille, après la victoire… on n’a pas de lits de plume au bivouac. Je voudrais déjà avoir vingt ans ; j’aimerais mieux apprendre l’exercice que le latin. Vous voyez bien qu’il ne faut pas vous faire de chagrin pour moi. C’est égal, vous êtes bien gentille d’être venue me voir.

— Je pensais que c’était bien triste pour vous, un mardi de Pâques, de n’avoir que du pain sec à manger, et je vous ai apporté… vous allez voir… Justement vous n’avez pas déjeuné, puisque vous n’étiez pas réveillé ; et voilà sur ce bahut un pain et une cruche d’eau. Ah ! le pain est encore chaud !