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le violoneux de la sapinière.

n’existent pas : on ne mangera jamais rien de bon chez elles, et je croirais même volontiers qu’il manquera toujours quelque chose au confortable de leur intérieur ; il y en a d’autres qui les éprouvent trop, et qui mettent toute leur âme dans leurs casseroles : elles ne sont bonnes qu’à élever des coqs en pâte, ce qui s’écarte beaucoup de la destinée générale de l’humanité ; enfin, il y a des femmes qui les ressentent dans la juste mesure et leur accordent précisément la place qu’elles doivent avoir. Anne, d’instinct, était de celles-ci ; c’est pourquoi elle rêva toute la soirée, tristement, au chagrin que devait avoir Emmanuel de manger du pain sec, et d’être puni pour une bonne action. Elle eut bien de la peine à s’endormir, et Pélagie, qui couchait tout près de sa petite chambre, l’entendit plusieurs fois soupirer dans son sommeil. Cela ne l’empêcha pas de se réveiller dès l’aube, de se lever tout de suite, et de servir le café au docteur avec sa gentillesse habituelle, accompagnée ce matin-là d’un petit air posé qui indiquait de graves préoccupations.

Dès que le docteur fut parti, Anne déploya une grande activité. Elle allait et venait de l’office à la cuisine, ouvrant les buffets, les armoires, grimpant sur une chaise pour voir sur les planches les plus élevées du fruitier ; et Ajax la suivait pas à pas, lui poussant de temps en temps le coude du bout de son museau noir, comme pour lui dire : « Que fais-tu donc ? n’allons-nous pas nous promener ce matin ? »

Enfin la fillette eut fait son choix. Elle installa au fond d’un panier une belle serviette blanche ; elle mit dans une soucoupe une cuisse de poulet entourée de sa gelée, arrangea du beurre dans un petit pot, de la crème dans un autre, enveloppa dans du papier une tranche de pâté de lièvre, et rangea tout cela dans le panier. Il y restait encore de la place pour un pot de verre recouvert d’un rond de papier blanc soigneusement collé, où on lisait en grosse écriture : Gelée de groseille, 1860, et pour trois pommes de reinette, orgueil de Pélagie, qui avait su les conserver de la Toussaint à Pâques. Elle remplit les vides avec des papillotes en chocolat et un jeu de quilles en sucre rose, restes des bonbons du jour de l’an. Anne arrangea tout cela avec le même soin que si c’eût été un cent d’œufs ou un enfant nouveau-né, assujettit le couvercle du panier et alla le déposer dans la cabane du jardin. Puis elle attendit Pélagie pour ne pas laisser la maison seule, et quand elle l’eut vue revenir de la tournée aux provisions, elle s’échappa en courant, et Ajax avec elle.