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le violoneux de la sapinière.

serrait le violon contre sa poitrine, en lui criant avec un air de défi : « Venez le prendre ! venez, si vous oser me tuer ! »

Le grand cabaretier, tout surpris, lâcha Ambroise, qui, tremblant encore, mais courageux, vint se placer, le jarret tendu, les poings fermés, devant Véronique, pour défendre à la fois son violon et sa petite amie. Mais les deux enfants n’étaient pas de force à lutter, et Ambroise, attaqué par deux côtés à la fois, n’eût pas tardé à être vaincu, si un secours inespéré ne lui était arrivé. Au moment où il paraît les premiers coups, il entendit une voix, une fraîche voix d’enfant, qui s’écriait :

« Est-ce lâche de le laisser tout seul contre deux ! Oh ! Emmanuel, on dit que vous vous battez tous les jours au collège ! »

Et, presque au même moment, un des adversaires d’Ambroise roula dans la poussière, renversé par un vigoureux croc-en-jambe. L’autre se retourna contre ce nouveau combattant ; mais celui-ci avait la tête de plus qu’Ambroise, et des bras et des poings dont il avait évidemment l’habitude de se servir. Ambroise, encouragé, revint à la charge.

Pendant ce temps, la foule s’était amassée ; le petit violoneux avait ses partisans, qui se trouvèrent bientôt plus nombreux que ceux de Nicolas Rezeau ; on fit cesser le combat, et l’on chassa honteusement le cabaretier, dont la punition fut de ne pas vendre un verre de vin de tout le préveil : il en fit une maladie.

Ambroise, un peu meurtri, un peu moulu, ne sentait pas les coups qu’il avait reçus ; il courut à son violon, l’examina, le fit vibrer, et le trouvant sain et sauf, il sauta au cou de Véronique et l’embrassa. Le plus malheureux, ce fut le brave champion du petit ménétrier : il était sorti du combat, victorieux, mais avec quelle chemise chiffonnée, hélas ! avec quel col sali, froissé, ne tenant plus que par un bouton ! avec quelle chevelure emmêlée, quelle casquette sans visière, souillée de poussière — on l’avait ramassée sous les pieds — et par-dessus tout, avec quelle veste manchote et privée de la moitié de son revers !

Malheureux Emmanuel ! Il n’eut pas le plus petit mot à dire pour sa défense, quand sa mère, reculant d’horreur à son aspect, le condamna sans pitié à la prison et au pain sec pour le reste des vacances, malgré les prières de la petite Anne, qui pleurait et suppliait pour qu’on pardonnât à Emmanuel, « puisque c’était elle qui l’avait envoyé se battre ».