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le violoneux de la sapinière.

triomphe. » Ambroise lui fit signe qu’il la voyait, et joua pour elle, en pensant au jour où il avait exécuté dans la grotte son premier avant-deux, qu’elle avait dansé si gentiment avec sa robe rapiécée et ses cheveux ébouriffés.

Tout à coup, il sentit une main se glisser par derrière, le long de son soulier, s’insinuer dans son pantalon, et lui pincer rudement la jambe. Ambroise ne cria pas, mais, surpris, il cessa un instant de jouer. Ses deux compagnons le regardèrent avec étonnement. Il se remit bien vite et rattrapa le reste de l’air. La main s’était retirée.

Mais elle y revint un instant après. Cette fois, au lieu de le pincer, elle le chatouillait ; c’était bien pis. Le pauvre garçon secouait la jambe attaquée, comme pour donner une ruade ; la main lâchait prise et passait à l’autre jambe.

Ambroise ne quittait pas son violon, mais, il faut bien le dire, il jouait tout de travers ; les danseurs commençaient à s’en apercevoir et à murmurer, et Véronique avait perdu son sourire et le regardait avec inquiétude.

On approchait de la fin de la danse, lorsque la main pinça si fort la jambe droite du petit violoneux, pendant qu’une autre main lui tirait brusquement la jambe gauche, qu’il chancela et ne put retenir un cri de douleur. En même temps son archet glissa sur les cordes et fit entendre un accord si désespéré, si grinçant, si hors du ton, que Pierre Rabou et Xavier Larigue, stupéfaits, en interrompirent aussi leur partie.

Les murmures des danseurs éclatèrent, ils s’élancèrent vers l’estrade : le petit violoneux venait de disparaître. L’ennemi qui l’avait si méchamment harcelé depuis un quart d’heure l’avait, au moment où il trébuchait, empoigné par le fond de la culotte, et le tenait en l’air dans la position la plus incommode qu’on puisse imaginer. C’était le cousin de Nicolas Rezeau : il riait de tout son cœur de ce qu’il trouvait une bonne farce, et une douzaine de grands garçons riaient comme lui du supplice du pauvre Ambroise. Celui-ci, à tous les quolibets, à toutes les injures de ses persécuteurs, ne répondait pas un mot ; il osait à peine se débattre, de peur de briser son violon, qu’il n’avait pas lâché. Mais il jeta un cri comme si on l’eût tué, au moment où le frère du méchant cabaretier lui arracha des mains son cher instrument. Le voleur ne le garda pas longtemps ; il lui sembla que le violon s’enfuyait tout seul, tant était petite la main qui le lui enleva. Il regarda : devant lui, la petite Véronique, pâle, frémissante,