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le violoneux de la sapinière.

barrassé qu’elle. Anne se tournait non pas vers Mme Arnaudeau, — elle savait n’avoir rien à espérer de ce côté-là, — mais vers Sylvanie ; elle la trouvait si imposante qu’elle songeait à faire une tentative du côté d’Emmanuel. Mais là elle trouvait une barrière qui s’élevait entre eux, — une barrière de poupées cassées, de quilles perdues, de jouets brisés, de plates-bandes ravagées, de robes déchirées, d’images foulées aux pieds — souvenirs effrayants ! et la petite Anne ne disait rien.

Cependant son entrée avait interrompu la conversation engagée, si bien que tout le monde se taisait comme elle. C’est si difficile de causer quand on n’a rien à se dire !

Tout à coup la canne de M. Arnaudeau s’échappa d’entre ses genoux et tomba avec un grand fracas, entraînant le chapeau, qui s’en alla rouler aux pieds de la petite Anne. M. Arnaudeau devint cramoisi : sa femme prit un air de dignité blessée ; sa fille pinça les lèvres et détourna la tête ; et son fils fit entendre un bruyant éclat de rire. L’embarras d’Anne disparut sans qu’elle sût pourquoi. Elle sauta lestement de sa chaise, ramassa le chapeau, releva la canne, et, au lieu de les remettre à M. Arnaudeau qui avançait la main : « Permettez, monsieur, que je vous en débarrasse », lui dit-elle. Et elle alla mettre la canne dans un coin et le chapeau sur le piano.

Quand elle revint, M. Arnaudeau l’attrapa au passage et l’embrassa. « Une bonne petite fille ! Elle a bien grandi depuis que je ne l’avais vue !

— Oui, elle est très-grande, dit Mme Arnaudeau. Elle a bientôt neuf ans, n’est-ce pas, docteur ? Et son éducation, où en est-elle ? Il faut que les femmes soient instruites dans notre siècle et l’on ne saurait s’y prendre trop tôt. C’est pour cela que j’ai eu le courage de me séparer de Sylvanie ; et je dois dire que ses succès m’ont bien payée de mon sacrifice.

— J’ai su que mademoiselle avait rapporté un grand nombre de prix aux vacances dernières, répondit le docteur. Cela nous a même privés du plaisir de la voir, car vous l’avez menée aux bains de mer pour la récompenser.

— Certainement, et nous ferons un nouveau voyage cette année, si elle continue à être la première partout. Je compte la reprendre dans deux ans, quand son éducation sera finie ; elle saura la musique, le dessin, l’anglais, l’italien, l’astronomie, la botanique et tout ce qu’on apprend dans les classes.