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le violoneux de la sapinière.

comme cela. Elle n’avait jamais été jolie et n’avait jamais cru l’être : sa jeunesse s’était passée à étudier avec son père, homme fort instruit, qui avait voulu se charger lui-même de son éducation. Léonide n’avait point trouvé à se marier : d’abord, elle n’était pas riche, et puis les uns la trouvaient trop laide, et les autres trop savante. Elle resta donc fille, et ne s’en attrista pas : elle avait assez d’occupation avec ses livres, ses collections, ses promenades scientifiques avec son père, et son orgue et son piano dont elle jouait avec un talent rare, fort méconnu dans le pays, parce que les airs qu’elle jouait n’étaient pas assez gais. Elle se mêla peu au monde : on la trouvait originale, en quoi l’on ne croyait pas faire son éloge ; mais elle avait peu de relations ; d’ailleurs elle n’en cherchait pas. Elle vécut ainsi, heureuse à sa manière, jusqu’à trente-cinq ans. Alors son père mourut, laissant des affaires très-embrouillées, et une veuve qui possédait tous les talents d’une ménagère, mais qui n’était pas capable de comprendre autre chose que la lessive, les conserves et les confitures. Léonide se plongea bravement dans un océan de papiers timbrés et non timbrés, paya les dettes en vendant les terres, et quand elle vit sa mère délivrée de toutes tracasseries, mais réduite pour seul avoir à sa maison et à son jardin, elle partit en lui disant : « Je vais gagner de l’argent. »

Elle en avait gagné en effet : elle s’était chargée de l’éducation de quatre petites filles russes qu’elle avait suivies dans leur froid pays ; puis, au bout de dix ans, elle était entrée comme demoiselle de compagnie chez une vieille dame malade qui l’avait emmenée en Italie. La pauvre Léonide n’avait pas fait d’économies pendant tout ce temps-là, mais sa mère n’avait manqué de rien. Enfin, comme elle venait de le dire au docteur, enrichie par le testament de sa malade, elle s’apprêtait à revenir en France, quand elle avait appris que sa mère n’existait plus. Beaucoup d’autres seraient tombées dans le découragement : elle avait quarante-neuf ans, et plus personne à aimer. Mais Léonide était d’un caractère ferme et gai, et ne s’était jamais habituée à considérer sa vie comme devant lui rapporter profit ou agrément à elle-même. Elle songea, comme elle le disait, qu’au pays il devait y avoir quelque chose à faire, et elle y revint.

Tout en mangeant l’omelette froide, les saucisses aux choux et la crème de lait caillé, elle regardait autour d’elle, observait le docteur, sa fille, Pélagie, le jardin, la maison, et prenait note de toutes choses. Elle questionnait le docteur sur les gens du pays, sur les changements