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le violoneux de la sapinière.

l’Océan. Le petit cheval allait très-vite : pourtant, sur un : « Ho ! Diablotin ! » dit avec autorité par la personne qui conduisait la carriole, il s’arrêta net, en secouant sa crinière, devant la porte du docteur.

« Mlle Léonide ! » s’écrièrent à la fois M. Plisson, Anne et Pélagie. Et Mlle Léonide, car c’était bien elle, descendit lestement de sa voiture et vint tendre ses deux mains au docteur, qui était accouru au-devant d’elle.

« Mon cher ami ! je suis heureuse de vous revoir, quoique… enfin ! la vie est faite pour autre chose que pour pleurer. Voilà Anne : comme elle a grandi ! tout le portrait de sa mère. Pauvre femme ! qui m’aurait dit, quand je suis partie il y a quatre ans, que je ne la retrouverais plus à mon retour ! c’est comme ma mère, à moi !… moi qui travaillais loin d’elle pour la faire vivre, et qui soignais une autre malade, pendant qu’elle dépérissait ici… Et voilà ! ma malade est morte, elle m’a légué une rente de 3000 francs, et j’allais revenir, toute joyeuse, retrouver ma mère et ne plus la quitter, quand j’ai reçu la triste nouvelle… J’ai cru que j’en mourrais de chagrin : pensez donc, s’imaginer qu’on va enrichir sa mère, la rendre heureuse, l’aimer à son aise, et apprendre tout à coup qu’elle est morte ! J’en ai fait une maladie. On m’a guérie, je ne sais pas pourquoi, et me voilà revenue au pays. Je ne le connais presque plus, mon cher pays, depuis tant d’années que je l’ai quitté ; mais je pense qu’il doit y avoir quelque chose à y faire, de plus utile que de se lamenter. Pour le moment, je suis venue vous demander à déjeuner. Pélagie, je vous confie Diablotin, ayez-en soin : c’est un bon petit cheval, il va comme le vent. Anne, je te ferai monter dessus si tu es bien sage.

— Monter dessus ! grommela Pélagie en emmenant Diablotin ; monter dessus, pour se faire casser la tête ! il n’y a pas de risque que je permette cela ! »

Mlle Léonide Brandy était une grande femme d’environ cinquante ans, maigre et brune, avec un peu de moustache et quelques poils de barbe. Elle avait des mouvements anguleux, distraits, irréguliers, de longs bras et de longues jambes dont elle ne savait jamais que faire. Son chapeau, son châle et sa robe étaient attachés de travers ; c’était pour le moment la seule infraction qu’elle pût commettre contre les lois de la toilette, puisque son grand deuil la préservait d’associer un chapeau bleu à une robe verte et d’accompagner le tout d’un châle rouge, comme on se souvenait de le lui avoir vu faire. Malgré tout, elle avait une si bonne figure, un regard si franc et si ouvert, qu’elle trouvait moyen de n’être pas ridicule : on s’en étonnait, mais c’était