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le violoneux de la sapinière.

du père. C’est entendu : tu ne diras rien à personne, tu le promets ?

— Je le promets ! dit la petite en lui tendant la main. Tape là ! » Ils se serrèrent la main.

« À présent, dit Véronique, il faut que tu recommences à chercher tes airs. Moi, je vais tricoter ; je n’ai pas le temps de m’amuser, j’ai promis ma paire de bas à la mère Gillette pour demain ; elle me donnera dix sous, et ma mère sera bien contente. Elle a tant de peine à gagner notre vie, ma pauvre mère !

— Et tu gagnes de ton côté pour l’aider ? Tu es une bonne fille. Et il y a longtemps que tu travailles comme cela ?

— Trois ans, répondit Véronique en tricotant avec vivacité pour rattraper le temps perdu. Le père était ouvrier menuisier, il rapportait de bonnes journées à la maison, et nous étions bien à notre aise. Mais il est mort, et tout notre bonheur est parti avec lui. Ma pauvre mère s’est mise à demander de l’ouvrage de porte en porte, et c’est tout au plus si elle pouvait gagner notre pain. Je restais seule tout le long du jour ; je m’ennuyais beaucoup quand j’avais fini le ménage et que je m’étais fatigué les bras à frotter nos meubles pour les faire reluire, et j’aurais bien voulu être grande pour aller en journée, moi aussi. J’avais sept ans, et je ne savais rien faire que tricoter. Un matin que je passais devant la porte de la mère Gillette, je l’ai entendue qui disait à son mari : « Voilà l’hiver qui vient, et tous nos bas sont usés : il en faudra pour toute la maisonnée, et avec la vendange et tout le reste de l’ouvrage je n’aurai jamais le temps de les tricoter ; je donnerais bien dix sous par paire pour en être débarrassée. » Moi, j’ai eu une idée : je me suis approchée ; mon cœur sautait si fort que j’ai eu de la peine à lui dire : « Si vous voulez, la Gillette, je tricoterai vos bas. » Elle m’a regardée : « Est-ce que tu tricotes bien ? — Oh ! oui ! vous allez voir. » J’ai couru chercher mon dernier bas, et pendant qu’elle l’examinait, je priais le bon Dieu de faire qu’elle le trouvât bien. Enfin elle m’a dit : « Allons, ce n’est pas mal, tu ne tricotes pas trop serré et tu ne laisses pas échapper de mailles, la jambe est bien faite et le talon d’une bonne largeur. Entre chez moi, je vais te donner de la laine, et tu auras dix sous pour chaque paire de bas, à mesure que tu me les rapporteras. » J’étais bien contente : mais voilà que son mari lui dit : « Es-tu bien sûre qu’elle n’en gardera pas pour elle, de ta laine ? » Cela m’a fait un tel chagrin, de penser qu’on pouvait avoir cette idée-là de