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le violoneux de la sapinière.

de la musique et même à danser, et tu gagneras autant qu’avant nos malheurs. Tiens, cela commence déjà : je viens de chez toi pour te faire une commission de Mlle Brandy. Elle veut faire porter son orgue dans l’église pour jouer au mariage de Mlle Anne, et elle désire que tu l’accompagnes sur ton violon ; il faut que tu ailles chez elle pour choisir vos morceaux. Tu gagneras là une bonne journée.

— Ils se marient donc bientôt ?

— Mais oui, la semaine prochaine. On dirait que cela te contrarie.

— Moi ! pas du tout. Qu’est-ce que cela me fait qu’ils se marient ? ne faut-il pas que tout le monde se marie ? Moi je reste seul, et l’on me jettera dehors comme un pauvre chien ! »

Véronique s’assit près de lui. « Voyons, dit-elle, raconte-moi ce que tu as, et qui est-ce qui parle de te jeter dehors. Qu’est-ce qui t’arrive donc ?

— Il arrive que ma mère a l’idée de marier Louis, et qu’après avoir examiné toutes les filles du canton, elle s’est décidée pour Madeluche, la fille de Pascaud le meunier.

— La grande rousse ? C’est une belle fille, fraîche, vigoureuse, et qui a du bien ; mais je ne sais pas si elle est commode tous les jours. Et que dit Louis ?

— Louis ? il dit ce que dit la mère. Elle est allée trouver les Pascaud, et comme la guerre a tué bien des garçons et en a estropié d’autres, le meunier a pensé que les filles de l’âge de la sienne, qui a vingt-huit ans passés, couraient grand risque de ne pas trouver de maris, et il a accepté. Il lui donne de l’argent, et les vignes qui touchent à la Sapinière. Cela va très-bien ; mais on m’a déjà fait entendre que la maison serait bien petite une fois que Louis serait marié.

— Et ton père ?

— Tu sais bien qu’on ne le consulte pas ; et si je fais passer sur toi mon chagrin et ma mauvaise humeur, c’est que je les renfonce en moi-même quand il est là, pour qu’il ne s’en aperçoive pas.

— Merci de la préférence ; elle me prouve ton amitié, c’est toujours cela de bon. Aie un peu de patience ; ils ne vont pas se marier d’ici à demain, et tes affaires iront peut-être mieux auparavant.

— Ah ! ce sera bien long ! Est-ce qu’on croit que je n’aimerais pas à me marier, moi aussi, à être chez moi, à avoir une famille à moi, à rapporter à ma femme l’argent que je gagnerais, à travailler pour elle, à me promener avec elle les jours de fête, à être heureux, enfin ! Voilà je ne sais combien d’années que j’y pense, et à présent tout est