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le violoneux de la sapinière.

sur-Yon : c’était leur dernière étape ; et tous les yeux étaient braqués sur la route qui s’allongeait à perte de vue, blanche et poudreuse, à travers les champs verdoyants, disparaissant dans un pli de terrain pour reparaître un peu plus haut. Enfin un nuage de poussière apparaît là-bas, près du dernier moulin : si c’étaient eux ! On ne voit plus rien : la route descend à cet endroit-là. Quelque chose reparaît sur le haut de la pente : c’est un groupe nombreux : ils approchent, ce sont bien eux ! dans peu d’instants on pourra les reconnaître. « Je vois le lieutenant, s’écrie Anne ! il marche en avant, un peu sur le côté ; et Ambroise, je le vois aussi ! » Toute la foule se précipite au-devant d’eux, et pendant quelques moments c’est une confusion d’embrassades, de poignées de main, de paroles tendres et joyeuses ; on se dédommage de la longue et triste séparation, et chaque soldat, son père à son côté, sa mère ou sa sœur pendue à son bras, ses petits frères portant son bagage, s’achemine vers son logis. Il faut s’arrêter encore pourtant : en arrière du groupe des heureux qui emmènent leurs fils, un autre groupe attend tristement les voyageurs. Là aussi on les embrasse, on leur serre la main, on leur dit : « Dieu soit béni pour vous avoir conservés ! » mais on ajoute en pleurant : « Mon pauvre Jacques ! mon pauvre Pierre ! mon pauvre Alexandre ! vous l’avez vu tomber ? a-t-il beaucoup souffert ? a-t-il parlé de nous avant de mourir ? savez-vous où il est enterré, et si l’on a mis une croix sur lui ? » Les jeunes gens répondent d’une voix émue, en se découvrant au souvenir des morts. Demain on priera pour eux dans la vieille église, et leurs frères d’armes y viendront.

On se sépare, et chaque famille s’en va fêter le retour du soldat ; mais les fêtes ne sont pas gaies : après les premiers instants de joie on se remet à penser à ce qu’on a perdu, et les jeunes gens ne peuvent se consoler que cela ait fini ainsi.

Laissons la Tarnaude placer devant Ambroise une soupe aux choux toute fumante et un poulet gras, — elle en réserve un autre pour Louis, qui doit être en marche pour revenir d’Allemagne, — et entrons chez le bon M. Arnaudeau. Martuche est bien allée avec les autres au-devant d’Emmanuel ; mais tout en l’attendant, tout en l’embrassant, elle n’avait pas l’esprit tranquille ; elle était tourmentée par la crainte que son pot-au-feu cessât de bouillir ; et Martuche rêvait pour le retour d’Emmanuel un bouillon comme on n’en aurait jamais vu. Elle est rassurée ; son feu ne s’est pas éteint, et le bouillon frémit tout doucement. À la broche maintenant le dindon engraissé