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le violoneux de la sapinière.

se chargea d’un cheval, et prit en croupe, soit un camarade, soit un de nos blessés (il y en avait quatre). Moi, j’eus le vieux monsieur. Je lui donnai ma capote pour le réchauffer, et je me l’attachai en croupe avec une courroie passée autour de lui et de moi, comme on fait chez nous pour les femmes ; il ne pouvait plus se tenir. Sa fille monta à elle seule un cheval, et resta près de lui tout le temps de la route.

» À moitié chemin, nous rencontrâmes un détachement que le capitaine envoyait savoir de nos nouvelles, et qui nous ramena en triomphe avec nos chevaux. La vieille dame ne faisait que se désespérer ; aussi on n’a pas idée de sa joie quand elle revit son gendre et sa petite-fille.

» Nous avons eu depuis bien d’autres affaires, et je ne pensais plus à celle-là ; mais il paraît que le monsieur que nous avons tiré des griffes des Prussiens est le frère d’un général, qu’il lui a raconté ce que j’avais fait, que le général a demandé des notes sur ma conduite pendant toute la guerre ; et voilà pourquoi, mon cher père, je viens ce matin de recevoir la croix d’honneur. Je te prie de le faire savoir à Mlle Léonide, à M. le docteur, et surtout à Véronique ; je ne serais pas fâché non plus qu’on le dît à M. Bardio. Un ménétrier décoré ! cela fera-t-il de l’effet dans le pays ! J’espère que ma mère sera contente quand elle me donnera le bras et que les postes nous porteront les armes ! En attendant, je vous embrasse tous les deux. A-t-on des nouvelles de Louis ? Monsieur Emmanuel se porte bien.

» Votre fils affectionné,
» Ambroise Tarnaud. »

Pour le coup la Tarnaude était vaincue. Ambroise décoré ! Quelle gloire ! Elle pleurait à chaudes larmes et s’essuyait les yeux du coin de son tablier ; Louis n’occupait plus que la seconde place dans son cœur. Pour Julien Tarnaud, il pouvait mettre dans ses souvenirs de bonheur ce jour-là auprès de celui où Ambroise avait si glorieusement dévoilé son talent sur le violon. Et Véronique ! elle était plus fière que s’il se fût agi d’elle-même. Non-seulement elle accompagna le père et la mère Tarnaud à Chaillé pour annoncer avec eux la grande nouvelle aux gens qu’Ambroise désignait dans sa lettre, et même à bien d’autres, mais encore elle prit toute seule la route de la ville