Page:Colomb - Le violoneux de la Sapinière, 1893.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
le violoneux de la sapinière.

» Là, nous restâmes tapis derrière un mur, qui heureusement avait un trou tout exprès pour nous permettre de voir ce qui se passait sur la place, devant l’église.

» Les uhlans avaient fait un grand feu et se chauffaient à leur aise ; ils mangeaient et buvaient, se croyant bien gardés par leurs sentinelles.

» Il y avait sur la place plusieurs arbres, et au plus gros de ces arbres ils avaient attaché un homme dont le feu éclairait la figure pâle et les cheveux gris. Il les regardait courageusement, mais ses dents claquaient de froid, car il n’était vêtu que d’une chemise, d’un gilet et d’un pantalon, et l’on voyait qu’il avait de la peine à se tenir debout, malgré les cordes qui lui passaient sous les bras et qui l’attachaient à l’arbre. La pauvre demoiselle me serra le bras en me disant à l’oreille : Mon père. Je lui dis de se rassurer et de rester cachée, et je donnai le signal à mes hommes.

» Nous sautâmes tous à la fois par-dessus le mur, et nous courûmes aux Prussiens en poussant de grands cris pour leur faire croire que nous étions beaucoup. Ils furent surpris, et, comme ils ne sont pas vifs dans leurs mouvements, ils n’eurent pas le temps de tirer seulement un coup de fusil avant d’en voir par terre une douzaine des leurs. La bataille s’engagea ; il faisait trop nuit pour que les Prussiens vissent combien nous étions, et d’ailleurs chacun de nous tapait pour deux. Ceux qui étaient dans les maisons, et qui arrivaient tout effarés, voyant que leurs camarades avaient le dessous, et croyant avoir affaire à tout un régiment, couraient chercher leurs chevaux pour se sauver ; — c’est leur habitude de ne jamais se battre quand ils ne sont pas les plus forts.

» La demoiselle n’avait pas pu se décider à rester cachée derrière le mur, comme je le lui avais dit ; elle était accourue à notre suite, et s’était jetée au cou de son père, qu’elle essayait de délier quand un uhlan l’aperçut et étendit son pistolet vers elle pour lui casser la tête. Mais ce fut la sienne qui y resta, car je la lui fendis d’un bon coup de crosse, et son pistolet, qui était un grand revolver, me servit à en jeter à bas deux ou trois autres ; c’était utile, car nous n’avions pas beaucoup le temps de recharger nos armes. En un quart d’heure, tout fut fini. »

Comme nous allions partir, mes hommes découvrirent dans des écuries quatorze chevaux que les uhlans n’avaient pas eu le temps d’emmener ; c’était de bonne prise. Chacun des hommes valides