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le violoneux de la sapinière.

nulle part. Enfin je trouve dans une petite chambre deux femmes qui pleuraient. Je montre mon billet. Une des femmes, une grande belle jeune demoiselle, se lève et me dit : « Venez, monsieur le sergent, je vais voir si les Prussiens nous ont laissé de quoi vous donner à souper ; nous, nous n’avons plus besoin de rien. » Les camarades me rejoignent ; nous questionnons la demoiselle, et elle nous raconte que des uhlans sont venus dans la journée, qu’ils ont fouillé toute la maison, et qu’y ayant trouvé un fusil de chasse, ils sont entrés en fureur et ont emmené son père comme otage, pour le fusiller si l’on tirait sur un des leurs. « Ils ont dit aussi, ajoutait la pauvre demoiselle, que nous saurions bien quand ils l’auraient fusillé, parce qu’ils reviendraient mettre le feu à notre maison. Tous nos domestiques se sont sauvés, et je suis restée seule avec ma grand’mère qui ne peut pas marcher ; ils nous tueront toutes les deux ensemble quand ils auront tué mon pauvre père. Ô monsieur le sergent ! ils l’ont arraché de son lit, et ils l’ont emmené à moitié vêtu, par ce froid, malade et tremblant de fièvre. Je voulais aller avec lui, ils m’ont repoussée. Que Dieu les punisse ! »

» La pauvre demoiselle pleurait comme une Madeleine, et cela fendait le cœur. Je vis que les camarades étaient aussi attendris que moi, et je pensai qu’on pourrait peut-être sauver son père. Seulement il fallait se dépêcher ; nous n’avions pas tiré sur les uhlans, c’est vrai, puisqu’ils avaient déguerpi rien qu’au bruit de notre arrivée ; mais on pouvait avoir tiré sur eux dans d’autres endroits, et ils étaient bien capables de se tromper d’otages.

« Savez-vous où ils ont emmené votre père ? dis-je à la demoiselle. — J’entends un peu l’allemand, répondit-elle, et j’ai cru comprendre qu’ils passeraient la nuit à la Gauchère : c’est à deux lieues d’ici, sur la route de Montoire. »

» Je m’en allai demander à mon capitaine la permission de tenter l’expédition, et je pris avec moi vingt-cinq hommes de bonne volonté. Nous partîmes au pas accéléré, et neuf heures sonnaient lorsque nous aperçûmes les lumières de la Gauchère.

» Il n’y avait pas moyen d’entrer dans le village par la grand’route ; naturellement les Prussiens avaient des sentinelles en avant de leurs postes. Mais la demoiselle, qui avait voulu venir avec nous, nous fit passer par un petit chemin creux que les Allemands n’avaient pas su trouver, et qui nous amena à travers des jardins juste au milieu du village.