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le violoneux de la sapinière.

qu’éterniser les anciennes façons d’agir, et l’intérieur du médecin, privé des innovations que la mère de famille n’eût pas manqué d’y introduire en temps et lieu, prenait insensiblement cet air vieillot qu’on remarque partout où le progrès fait défaut.

Il y avait toujours les mêmes fleurs dans le parterre : mais les parterres des environs s’enrichissaient de fleurs nouvelles ; le parquet du salon était toujours admirablement ciré : mais les dames du bourg avaient découvert depuis peu certains tapis à bon marché qui faisaient paraître ce parquet bien froid ; et comme Pélagie fermait soigneusement les persiennes de peur que le soleil ne pâlit les rideaux rouges, le pauvre salon avait contracté une odeur de moisi qui faisait penser à un tombeau.

Anne n’avait sur elle ni un trou ni une tache ; mais on lui faisait ses robes neuves trop longues et trop larges afin qu’elle eût la place de grandir, et l’on ne songeait à les allonger que longtemps après que cette opération était devenue indispensable.

Quant à son éducation, elle était à peu près demeurée stationnaire depuis dix-huit mois, Pélagie n’ayant pu y introduire que l’art de tricoter les bas et de faire tant bien que mal un ourlet ou une reprise.

Elle n’aurait pas permis qu’Anne se salit les mains à la cuisine, et la laissait seulement servir à son père le déjeuner du matin, — parce que Madame avait l’habitude de s’en occuper, pendant qu’elle, Pélagie, faisait sa tournée chez le boucher, l’épicier et autres fournisseurs.

Anne savait donc lire et écrire, et c’était tout ; mais elle savait aussi être la joie de la maison et ramener un sourire sur le visage de son père, quand il rentrait fatigué, triste, et pensant, du plus loin qu’il apercevait sa maison, au vide que la mort y avait fait. Elle le guettait, elle accourait au-devant de lui, elle l’enlaçait de ses bras caressants, toujours gaie, toujours tendre et sereine, lui racontant sa journée, l’occupant, le distrayant, le forçant à secouer sa tristesse ; si bien qu’il finissait par redevenir enfant comme elle et par rire de bon cœur d’une partie de quilles ou de volant. Le soir, quand elle le voyait installé dans son grand fauteuil, quand elle avait bien abaissé l’abat-jour de la lampe, pour ménager les yeux de papa, disait-elle en les baisant ; quand elle lui avait apporté ses pantoufles et glissé un coussin sous ses pieds, elle grimpait sur ses genoux, se blottissait dans ses bras, et lui disait d’un petit air de douce autorité. « À présent, conte-moi une histoire ! »