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le violoneux de la sapinière.

seillaise ! C’était là que son violon vous avait une voix ! pour le coup il avait raison, cet outil-là était vivant, c’était comme une personne. Chacun s’est mis à chanter malgré soi, tout le monde, les soldats, les officiers ; et à mesure qu’on chantait, la rage vous emplissait le cœur, et les larmes vous montaient aux yeux. Comme nous finissions, on annonce les ennemis. Ils avaient mal choisi leur moment : il n’y avait plus de traînards parmi nous, et jusqu’aux conscrits tout le monde a fait son devoir. Aussi les Allemands ont dit que personne n’avait gagné cette bataille-là, preuve qu’ils sentaient bien qu’ils l’avaient perdue.

« Mais c’est autre chose que je voulais vous dire. Dans un moment où nous étions assez près des ennemis pour nous battre pour de vrai, car je n’appelle pas se battre se tirer des coups de fusil et de canon sans seulement se voir, nous nous étions avancés, une vingtaine, à la baïonnette, au milieu d’un bataillon prussien, en nous escrimant, il fallait voir ! les casques à pointe tombaient comme mouches. Seulement nous n’avions pas vu que nous allions trop loin, et que leurs rangs se refermaient derrière nous. Notre officier s’en aperçoit : un grand qui s’appelait le lieutenant Arnaudeau…

— Emmanuel ! interrompirent les femmes.

— Vous le connaissez donc encore, celui-là ? reprit le soldat. Enfin, quand le lieutenant voit où nous en sommes : Demi-tour, les enfants, et rejoignons les camarades ! nous crie-t-il. Ah bien oui ! les Prussiens étaient trop : pas moyen d’en venir à bout. Ils nous criaient : Prisonniers ! prisonniers ! ils disaient très-mal ce mot-là, mais nous le comprenions tout de même. Quand ils ont vu que nous ne voulions pas nous rendre, ils sont venus sur nous comme des furieux, et nous nous apprêtions à en tuer le plus possible avant d’être tués, quand tout à coup les voilà qui se bousculent les uns sur les autres : nous nous sentons dégagés, nous nous remettons à taper sur ceux qui sont à notre portée, et finalement ils se sauvent tous. C’était le petit Tarnaud qui nous avait vus de loin au milieu des Prussiens ; il avait dit à ses hommes : Allons les chercher ! On l’avait suivi, et il était venu.

— Brave Ambroise ! s’écrièrent les femmes.

— Ah ! ce n’est pas tout. Notre peau était sauvée, c’était bien quelque chose ; mais nos chefs envoient des troupes pour nous soutenir, nous marchons en avant, et… dame ! on ne peut pas dire que la bataille n’a pas été gagnée de ce côté-là.