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le violoneux de la sapinière.

cuisines, dans le vestibule, dans les escaliers, n’importe où ; on y était toujours mieux que dehors. Dans la grande cuisine, nous avions fait une belle flambée qui réjouissait les yeux ; mais nous n’avions pas le cœur gai. Après la bataille de Coulmiers, nous avions cru que la France était sauvée et que nous n’avions plus qu’à marcher en avant pour débloquer Paris. Mais point : nous n’avions pas marché en avant, et il y en avait même qui disaient que toutes ces marches qu’on nous faisait faire, cela s’appelait une retraite. Retraite si l’on veut, la retraite ne nous empêchait pas de taper sur les Prussiens à l’occasion : mais nous étions vexés. Il y avait bien aussi des jeunes soldats qui auraient mieux aimé être chez eux. Il ne faut pas trop leur en vouloir : si vous aviez vu leur pauvre mine ! et le froid, et le mal aux pieds, et la faim ! pendant que les ennemis étaient nourris comme des propriétaires, et farcis dans leur uniforme de gros gilets de laine et de toutes sortes de bonnes choses chaudes, et qu’ils avaient de grandes bottes commodes pour marcher et qui arrêtaient l’humidité. Enfin les conscrits étaient tristes ; mais il n’aurait fallu qu’une petite victoire pour les remettre de bonne humeur. Il y en avait quelques-uns dans la quantité qui n’étaient pas très-honnêtes, et qui furetaient dans tous les coins pour voir s’ils ne trouveraient pas quelque chose à leur convenance. Le caporal Tarnaud, un petit blond mince, pas robuste, mais bon marcheur, leste et vif comme pas un, — c’est bien celui d’ici, n’est-ce pas ? — se leva d’auprès du feu pour les faire rentrer dans les rangs. Il y en avait un qui tenait un violon, et qui s’amusait à gratter les cordes en dansant comme si c’était une guitare. Le caporal Tarnaud le lui arrache des mains : « Faut pas toucher à ça, dit-il, c’est vivant, c’est comme une personne ! » Et le voilà qui prend le violon, qui prend l’archet, qui se met à jouer, oh ! mais à jouer comme personne n’a jamais joué du violon. C’étaient des airs comme des airs d’église ; mais, au lieu de vous adoucir le cœur, ça vous donnait du courage, ça vous rendait en quelque sorte furieux contre les Prussiens : on aurait voulu les avoir devant soi pour tomber dessus. Tous les hommes s’étaient levés des endroits où ils se reposaient, ils arrivaient les uns après les autres, ceux qui pouvaient entrer dans la cuisine s’y glissaient tout doucement sur la pointe du pied pour ne pas le déranger, tant c’était beau ; et les autres restaient debout aux portes et aux fenêtres, tendant le cou pour mieux voir. Les officiers finirent par arriver aussi, et tout d’un coup, sans s’arrêter, voilà Tarnaud qui empoigne la Mar-