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le violoneux de la sapinière.

saisit l’idée au vol et entreprit l’éducation de tous ; et c’était touchant de voir ces écoliers boiteux ou la tête bandée suivre de leur doigt rugueux les lettres de l’alphabet, sous la direction d’Anne ou de Véronique, ou même des petits enfants de l’école. M. Arnaudeau fréquentait aussi l’ambulance, et il n’y arrivait jamais les mains vides. Il sortait de ses vastes poches du tabac pour l’un, une pipe pour l’autre, un jeu de cartes ou de dominos pour les ignorants, des journaux et des livres pour les savants, sans compter qu’il dévalisait le garde-manger de Martuche pour apporter aux blessés les plus beaux fruits ou les meilleures galettes de sa provision. Quand on le remerciait : « Il n’y a pas de quoi, répondait-il ; c’est pour que d’autres en donnent autant à mon fils. »

Un vieux soldat de cinquante ans, qui lisait dans l’alphabet de Véronique, lui demanda un jour ce que voulaient dire ces mots qui étaient écrits sur la couverture. « C’est mon nom, Véronique, répondit-elle, et le nom d’un de mes amis, Ambroise, à qui j’ai appris à lire dans ce livre-là. » Et comme elle aimait à parler d’Ambroise, elle raconta au blessé l’histoire de leur enfance. Quand elle prononça le nom de Tarnaud :

« Tarnaud ! s’écria le soldat. Et il est à l’armée ?

— Oui, il s’est engagé au mois de septembre, et il est avec le général Chanzy. Est-ce que vous le connaissez ?

— Tarnaud, le musicien ! je crois bien que je le connais ! Ah, le brave gars ! excusez ; il ne faut pas que j’en parle familièrement, il est mon supérieur. On l’a nommé sergent pour une petite affaire où il m’a tiré des griffes des Prussiens. Voulez-vous que je vous conte ça ?

— Oui ! oui ! s’écria Véronique transportée de joie. Mademoiselle Anne ! Mademoiselle Brandy ! venez donc ! le soldat va nous parler d’Ambroise !

— Allons, il paraît qu’il a des amis par ici », dit le soldat en voyant Anne, Mlle Léonide et même Manette et Pélagie accourir au nom d’Ambroise. Il éteignit soigneusement sa pipe, tira sa moustache et commença.

« Pour lors, nous étions le long d’une rivière qui s’appelle le Loing, entre Morée et Vendôme. C’était le 15 décembre, et il faisait un froid de loup. On avait fait halte. Ma compagnie n’était pas mal partagée ; on nous avait logés dans un château où il n’y avait plus personne, et tous les hommes étaient couchés dans la serre, dans les