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le violoneux de la sapinière.

« Pélagie n’était pas là, papa ; j’ai été chercher le voisin pour seller Fourchette, pour que tu n’aies pas la peine de la seller, et que tu ailles plus vite guérir le père d’Ambroise. Pauvre Ambroise ! il voudrait bien s’en aller ; vois, il n’a pas seulement le cœur de manger ! »

Le père attira Anne dans ses bras et la baisa au front. Il avait les larmes aux yeux.

« Allons, mon garçon, dit-il à Ambroise, viens avec moi, je vais te prendre en croupe et mener Fourchette bon train. »

La petite Anne resta sur le seuil, les regardant s’éloigner :

« Pauvre Ambroise ! se dit-elle, il n’y a que son père qui l’aime un peu : pourvu qu’il n’aille pas le perdre ! Il est plus à plaindre que moi, quoiqu’il ait son père et sa mère ; moi je n’ai plus que mon papa, mais il est si bon ! Si seulement il n’était pas si triste ! Je ne sais pas comment cela se fait, mais toutes les fois que je fais quelque chose de mieux qu’à l’ordinaire, cela lui donne envie de pleurer… c’est sans doute qu’il pense à maman qui faisait tout bien. Oh ! mais je grandirai, et à force de tâcher de ressembler à maman, je deviendrai tout à fait pareille à elle ; alors je la remplacerai, et il sera heureux comme quand elle était là. Je m’en vais épousseter ses livres et ses papiers sans les déranger, comme faisait maman. Pélagie les change toujours de place quand elle y touche, et il perd son temps à les chercher, après cela. »

Et l’orpheline rentra dans la maison.

Elle avait raison, la chère enfant, de chercher à ressembler à sa mère. Mme Plisson, la femme du médecin de Chaillé, avait été une de ces femmes adorables et adorées pour qui le bien est plus facile à faire que le mal. Elle avait passé dans la vie, éclairant tout de son sourire, rendant heureux tout ce qui l’approchait, et si heureuse elle-même de se sentir aimée, qu’elle n’avait jamais connu qu’un seul chagrin, celui de se voir mourir à trente-deux ans et de quitter sa fille et son mari. Une maladie gagnée en soignant une pauvre voisine l’avait emportée en quelques jours, il y avait dix-huit mois, et depuis ce temps la maison du docteur était comme un corps sans âme. Non que le manque de quoi que ce fût se fit déjà sentir : Pélagie, une robuste fille qui était dans la maison depuis dix ans et qui avait élevé la petite Anne, conservait toutes choses dans l’état où les avait laissées la défunte. Mais Pélagie ne pouvait pas la remplacer ; elle avait beau laver, frotter, raccommoder, tenir tout en ordre, convoquer la couturière du bourg à chaque changement de saison, elle ne pouvait