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le violoneux de la sapinière.

trade, les cartes et les tableaux. Le tout fut rangé en très-bon ordre dans la cuisine, au grand désespoir de Manette, réduite à faire la soupe dans l’arrière-cuisine, sur un petit fourneau portatif. Les enfants aussi étaient très-étonnés et se demandaient ce qu’on allait faire de l’école. Ils le surent bientôt ; car les plus grands furent mis en réquisition pour aller chercher chez le docteur, chez M. Arnaudeau et dans quelques autres maisons, des lits de fer, des matelas, des couvertures et des paquets de linge. Les lits furent dressés des deux côtés de la salle, comme dans un hôpital ; on les garnit de draps blancs qui donnaient l’idée du repos ; et dans la salle à manger, convertie en pharmacie, on prépara par ordre de taille des bandes et des compresses, et l’on rangea sur des étagères des fioles étiquetées. Puis Mlle Léonide suspendit à sa porte un linge blanc sur lequel elle avait cousu une croix rouge, et attendit.

Elle n’attendit pas longtemps. Il y avait tant de blessés ! on ne pouvait pas les soigner tous dans les environs des champs de bataille, et d’ailleurs ils n’y eussent guère été en sûreté ; car où l’on s’était battu on pouvait se battre encore, et il arrivait parfois qu’un obus venait tomber sur une ambulance. On envoyait donc des blessés à qui voulait les soigner, et les huit lits que Mlle Brandy était allée offrir ne tardèrent pas à être occupés : une voiture d’ambulance s’arrêta devant la porte et l’on fit descendre ses tristes voyageurs, pâles de fièvre, épuisés, meurtris, n’ayant plus la force de sentir le bien-être ni de comprendre les soins qu’on leur prodiguait.

Plusieurs eurent le délire : ils criaient d’un air farouche et voulaient s’élancer contre l’ennemi, ou bien ils gesticulaient comme pour repousser quelque vision horrible. Alors Anne ou Véronique s’approchait d’eux, les apaisait, posait ses mains fraîches sur leur front brûlant, et leur disait de douces paroles qui finissaient toujours par triompher du mauvais rêve. Pélagie et Manette faisaient les tisanes et le bouillon. Mlle Léonide servait d’aide au docteur qui venait plusieurs fois par jour panser les blessures ; elle s’attachait à ses pensionnaires, qu’elle appelait « mes enfants » et pleurait de tout son cœur lorsqu’elle en perdait un. Cela n’arriva que rarement, du reste ; presque tous ses blessés la quittèrent convalescents pour céder leur place à de plus malades qu’eux, et trouvèrent un asile dans quelque maison du bourg où ils purent achever de se guérir. Ceux-là revenaient à l’ambulance, pour encourager les camarades et aider à les soigner. L’un d’eux ayant un jour témoigné le regret de ne pas savoir lire, Mlle Léonide