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le violoneux de la sapinière.

plus beau ? C’est lui qui élève les âmes au-dessus des mesquineries de l’existence ; c’est lui qui les fait vivre dans l’idéal, dans le monde de la pensée où tout est noble et pur ; l’art, c’est comme une patrie au-dessus de la patrie terrestre, et ceux qui ont l’honneur d’être citoyens de cette patrie-là doivent s’en rendre dignes en lui sacrifiant tout ! Te consacrer à l’art, je te le dis, c’est là ta destinée, c’est là ton devoir ! »

Ambroise était fasciné. Était-ce vrai, ce que lui disait le vieux maître, qu’il était habitué à croire et à respecter ? Y avait-il un autre devoir, plus haut et plus impérieux que celui de prendre un fusil et d’aller se battre ? Il doutait, il examinait ; il était bien près de le désirer. Enfin, balbutiant, sans trop savoir ce qu’il disait : « J’irai vous voir demain, murmura-t-il, nous verrons. »

M. Bardio se contenta de ce demi-consentement, et partit. Il ne voulait pas poursuivre sa victoire, de peur de la compromettre ; il comptait sur les réflexions d’Ambroise pour achever de le décider.

Ambroise était resté la tête basse, perdu dans ses pensées. Il leva les yeux et vit Véronique debout devant lui. Inquiète, elle avait quitté son ouvrage, et elle se tenait là, pâle, triste, attachant sur lui des regards qui cherchaient à lire jusqu’au fond de son cœur. Ambroise, sous ce regard, se sentit honteux de lui-même.

« Qu’en penses-tu ? lui demanda-t-il presque bas et d’une voix tremblante.

— Je croyais que le devoir était le même pour tous, lui répondit-elle. Quand nous n’aurons plus de patrie, la musique pourra-t-elle consoler ceux qui auront laissé tuer la France ?

— Oh ! Véronique ! »

Et Ambroise se jeta sur une chaise et fondit en larmes. Elle se rapprocha de lui.

« Ô mon cher Ambroise ! lui dit-elle en pleurant elle aussi ; tu sais combien je t’aime, toi et ton talent, depuis le temps où nous étions petits, et où je n’ai pas craint de m’exposer pour sauver ton violon. Tu sais bien que si je pouvais aller à la guerre pour toi, j’irais, et que je n’aurais pas peur de mourir. Je n’ai peur que d’une chose, c’est que tu cesses d’être le bon petit Ambroise qui a appris le violon tout seul pour l’amour de son père, et qui est devenu tous les jours meilleur depuis que je le connais. N’écoute pas cet homme-là, Ambroise, ne le crois pas, il ment : il s’est fait une vérité à lui, qui n’est pas la vraie. Non, il n’y a jamais un devoir qui soit opposé à un autre. Le