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le violoneux de la sapinière.

— Nous sommes perdus ! s’écria M. Arnaudeau terrifié.

— Où vas-tu ? demanda Mme Arnaudeau à son fils qui sortait.

— Je vais voir si notre ordre de départ est arrivé, répondit Emmanuel ; une armée perdue, c’est un grand malheur, mais il reste des hommes en France : il doit y avoir encore quelque chose à faire. »

Emmanuel avait raison : il y avait encore quelque chose à faire en France. Malgré les armées perdues et Paris investi, de tous côtés on se prépara à la résistance, et tous les hommes valides furent appelés à prendre les armes. Partout on s’exerçait en attendant les ordres de départ ; quelques-uns les devançaient et demandaient à rejoindre les corps d’armée qui devaient marcher les premiers à l’ennemi.

Le lendemain du jour où l’on connut à Chaillé la prise de Sedan, M. Bardio se promenait nerveusement sur la grande place de la Roche-sur-Yon, accostant tantôt l’un, tantôt l’autre, pour causer des événements qui, disait-il avec désespoir, ne pouvaient manquer de faire le plus grand tort à l’art. « Déplorable guerre ! fatale guerre ! s’écriait-il en gesticulant. Et l’art ! que deviendra l’art ? La France était dans une bonne voie ; on appréciait Mozart et Beethoven, on commençait à connaître Schumann, on aurait fini par admettre Wagner ; et à présent il faut s’attendre à une réaction qui remettra tout en question. Sans compter les musiciens qui pourront périr dans les batailles, à présent qu’on a la manie en Allemagne de faire tout le monde soldat, et qu’on se dispose à en faire autant en France !…

— Monsieur ! lui cria tout à coup une voix inconnue, à quelle heure est-ce qu’on reçoit les engagements à la mairie ? »

Celui qui interpellait ainsi l’orateur était un robuste gars de la campagne, qui portait un drapeau tricolore et marchait en tête d’un groupe d’une douzaine d’hommes, parés comme lui de la cocarde nationale. Ces hommes étaient d’âges bien différents. Le porte-drapeau était le plus jeune : il n’avait encore ni barbe ni moustache et n’annonçait guère plus de dix-sept ans ; plusieurs n’étaient pas beaucoup plus âgés que lui, et d’autres, ridés et bronzés, avaient dépassé trente-cinq et même quarante ans.

« Mais… toute la journée, je pense, mon ami, répondit M. Bardio. Tenez, voilà dix heures qui sonnent : les bureaux vont s’ouvrir. De quelle commune êtes-vous, s’il vous plaît ?

— De Chaillé-les-Ormeaux, monsieur.

— De Chaillé ! s’écria le maître de musique en les regardant avec terreur. Êtes-vous tous là, au moins ?