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le violoneux de la sapinière.

à rien. Ambroise ne gagnant plus d’argent, sa mère ne faisait plus aucun cas de lui. Cela ne l’étonnait pas beaucoup, car il connaissait son caractère ; mais il n’y avait pas là de quoi le consoler.

La robe rose n’avait point quitté l’armoire d’Anne. Elle prenait encore quelquefois Véronique en journée ; mais c’était pour tailler dans des montagnes de vieux linge des bandes et des compresses, qu’on empilait dans des caisses pour les envoyer aux ambulances : et les ambulances en demandaient toujours.

Mme Arnaudeau n’était pas retournée à Nantes ; pour la première fois de sa vie, elle éprouvait le besoin d’être auprès de son mari, et se sentait unie à lui par la même pensée et la même crainte. Le soir, ils s’asseyaient tristement auprès de la table où Mme Arnaudeau posait sa boîte à ouvrage, M. Arnaudeau son journal, et Emmanuel son traité de théorie militaire ; car on commençait à exercer les mobiles en attendant qu’on les appelât, et Emmanuel avait été fait sous-lieutenant. Il prenait son rôle au sérieux, malgré son peu de goût pour l’état militaire, et il étudiait consciencieusement. De temps en temps, M. Arnaudeau lisait tout haut quelque passage du journal ; et de jour en jour les nouvelles devenaient plus alarmantes. Wissembourg, Reichshoffen, Forbach…, puis un grand silence. À Chaillé comme ailleurs on s’inquiétait, on se demandait : Que se passe-t-il ? et l’on allait de maison en maison chercher ou colporter des nouvelles. Un jour que le docteur et Anne étaient chez Mme Arnaudeau, Martuche entra dans le salon comme un ouragan :

« Monsieur ! Monsieur ! venez donc voir ! cria-t-elle. Voilà le maréchal qui revient de la ville : les gens s’attroupent autour de lui. Le voyez-vous qui lève les bras en l’air ? Bien sûr qu’il y a du nouveau dans la politique. »

Depuis qu’Emmanuel était sous-lieutenant de mobiles, Martuche s’occupait beaucoup de la politique.

Le docteur et M. Arnaudeau se levèrent, et ils allaient sortir, quand Mlle Léonide entra. Elle était fort pâle, et encore plus mal fagotée que de coutume, mais personne n’y fit attention.

« Savez-vous ce qu’il y a ? lui demanda-t-on.

— Il y a qu’on s’est battu quatre jours autour de Sedan, où toute l’armée est allée s’engouffrer comme dans un entonnoir ; que finalement l’empereur s’est rendu, et que lui, les généraux, les canons, les soldats, tout ce qui devait défendre la France est prisonnier des Prussiens !