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le violoneux de la sapinière.

Emmanuel, qui venait de faire sa profession de foi quant au métier de soldat, n’avait pas grand’chose à y ajouter. Depuis plusieurs jours, occupé de son retour au pays, il n’avait pas lu de journaux, et il ne comprenait pas quel motif avait pu amener cette catastrophe.

« Mais est-ce bien sûr ? demanda-t-il enfin.

— Trop sûr ! Je suis allé ce matin à la ville avec mon frère : la nouvelle était toute fraîche, et le préfet faisait afficher des proclamations pour prouver que nous étions insultés et que nous devions nous venger. Il y avait déjà des groupes d’ivrognes qui couraient dans les rues en criant : à Berlin ! Les gens qui n’ont ni parents ni amis dans l’armée restaient assez tranquilles ; on voyait que ça ne les touchait guère, l’idée d’avoir été insultés à deux ou trois cents lieues d’ici par des gens qu’ils ne connaissent pas. Mais ceux qui ont des parents militaires étaient dans la consternation. Figurez-vous qu’on appelle la garde mobile. Mon frère, que j’avais racheté il y a quatre ans, va être obligé de partir. Quand il a su cela, il est devenu pâle comme un mort, et j’ai eu bien de la peine à l’empêcher d’aller boire pour s’étourdir. Je l’ai ramené à la maison, et là nous avons eu une scène de ma pauvre mère ! En a-t-elle dit des injures à la Prusse, au gouvernement, et même à moi, comme si c’était ma faute ! Elle m’en voulait presque de n’être pas soldat aussi, et elle s’est tout à fait fâchée contre mon père qui lui disait : Tu devrais être contente de ce qu’on te laisse un garçon sur deux. Je suis parti, j’en avais la tête perdue. Mais c’est terrible, cette guerre. »

Anne ne l’écoutait plus depuis qu’il avait dit : « On appelle la garde mobile. » Elle regardait Emmanuel, qui avait l’air sérieux et contrarié.

« Allons, dit-il d’un ton qui cherchait à être gai, il était écrit que je serais soldat. À revoir, Anne ; je reviendrai vous dire adieu en uniforme avant de partir.

— Et toi ? demanda tout bas Véronique à Ambroise.

— Lui, dit Emmanuel, il lui manque quelques semaines d’âge pour être soldat ; il faut espérer que la guerre sera finie l’an prochain, quand sa classe sera appelée. Adieu, je vais trouver mon père. Pauvre homme ! il était si heureux de mon retour ! J’aime autant qu’il apprenne cela par moi que par un autre. »

Anne ne dit rien ; elle lui tendit la main avec un faible sourire, et le regarda s’en aller.