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le violoneux de la sapinière.

« Pélagie se trompait, mademoiselle, je vous aurais reconnue partout, malgré les quatre ans que vous avez si bien employés.

— Emmanuel ! s’écria Anne en s’élançant vers lui. Je suis bien contente de vous voir, et Véronique aussi : n’est-ce pas, Véronique ? Mais pourquoi m’appelez-vous mademoiselle ? vous disiez Anne autrefois, quand j’allais dans la grange vous lire Andromaque et Hector.

— Puisque vous le permettez, je dirai Anne : vous savez que je ne suis pas cérémonieux par nature. Vous travaillez ? je ne veux pas vous déranger, je vais m’asseoir ici, près de vous. Que faites-vous donc là ?

— C’est une robe pour le bal de demain. Avez-vous souvent été au bal depuis quatre ans ?

— Jamais ! j’ai fait ma société des veaux, vaches, bœufs, moutons, porcs et autre bétail. Je vous réponds que je sais les gouverner, à présent : vous verrez mes élèves, dans deux ou trois ans d’ici, et les belles récoltes que je ferai. C’est là qu’est le bonheur ! et quand je pense que ma mère voulait faire de moi un avocat !

— Vous n’avez donc plus envie d’être militaire, et d’avoir un beau casque à panache, comme feu Hector ? demanda Anne en riant.

— Foin des casques, des panaches, des galons et des pompons ! Le sot métier que de tuer des gens qui ne vous ont rien fait, ou de se faire tuer par eux ! Je veux labourer mes champs et vivre en paix, et, l’hiver, relire Homère au coin du feu. Les héros ne sont bons qu’à servir de sujets de poëme… »

La porte s’ouvrit brusquement, et Ambroise entra comme un fou.

« Qu’y a-t-il donc ? s’écria Véronique.

— Ah ! pardon, mademoiselle… monsieur… je ne sais plus où j’en suis, ma pauvre mère m’a fait perdre la tête avec son chagrin. Mais vous ne savez donc rien ! vous n’avez donc pas vu les journaux ? —

— Savoir quoi ? dirent les trois autres en chœur.

— On a déclaré la guerre à la Prusse. »

La guerre ! ce mot terrible fut accueilli avec stupeur. La guerre ! à quoi bon ? qui est-ce qui la désire dans les campagnes ? Anne et Véronique songeaient aux pauvres gens des frontières, aux chaumières brûlées, aux champs dévastés, aux familles en deuil et sans asile.