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le violoneux de la sapinière.

tendre dire que c’étaient là des façons de petites gens ; il s’habillait comme il voulait ; Martuche lui servait les plats qu’il aimait, et il était libre comme l’air, à la seule condition d’essuyer ses pieds sur le paillasson quand il rentrait : Martuche n’entendait pas raillerie là-dessus. Quand il s’ennuyait, il allait faire une visite au docteur ; et si celui-ci n’y était pas, M. Arnaudeau se trouvait tout aussi content d’être reçu par Anne, qui devenait grande, jolie et instruite, tout en restant douce, simple et bonne. Elle l’aimait tel qu’il était et ne s’apercevait point de ce qui lui manquait : il était bon, cela lui suffisait. Elle ne le trouvait point ennuyeux, et de fait il ne l’était pas avec elle, parce qu’il parlait sans gêne et sans embarras de ce qu’il connaissait. Il n’était allé qu’une fois voir sa fille à Nantes, et n’avait pas eu envie d’y retourner. Mais il allait toutes les semaines à la ville pour faire sortir Emmanuel, qui s’améliorait d’année en année, et qui ne revenait plus en vacances les mains vides. M. Arnaudeau avait d’abord été un peu inquiet de ses succès ; il se rappelait les airs dédaigneux avec lesquels Sylvanie foudroyait son ignorance ; mais quand il vit qu’Emmanuel devenait instruit sans devenir pédant, il se laissa aller sans réserve au plaisir d’être fier de son fils. Il prit même ses succès tellement à cœur, qu’il faillit faire une maladie de joie quand Emmanuel fut reçu bachelier. Ce fut un grand événement dans la famille. Mme Arnaudeau revint de Nantes tout exprès pour faire dans Chaillé et les environs des visites de cérémonie avec le nouveau bachelier, qui s’en fût bien passé ; mais il s’y prêta de bonne grâce en voyant son père satisfait, pour la première fois de sa vie, de faire des visites. Quand la fin des vacances approcha, Mme Arnaudeau déclara d’un ton péremptoire qu’Emmanuel allait partir pour Poitiers, afin d’y faire son droit, d’être reçu avocat, et de combler sa famille de gloire dans le plus bref délai. Emmanuel répondit tranquillement qu’il se souciait fort peu de la gloire, et qu’il n’avait pas la moindre envie d’être avocat. M. Arnaudeau devint pâle : il se souvenait des anciens goûts de son fils pour les fusils et les trompettes, et tremblait de voir son unique enfant (Sylvanie comptait si peu pour lui !) quitter pour jamais la Vendée et s’en aller chercher au loin une balle, un coup de sabre ou un boulet. Mais il respira et se sentit transporté en paradis quand Emmanuel déclara qu’il n’y avait pas pour lui de plus beau pays que la Vendée et de plus belle vie que celle d’un propriétaire campagnard ; qu’il demandait donc à être envoyé dans une école d’agriculture pour y étudier les améliorations à apporter dans l’exploitation des terres