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le violoneux de la sapinière.

ses goûts à elle. Elle se promettait, si pareille aventure se renouvelait, d’échapper à cette mesquinerie en se réfugiant chez son amie. Pour le moment, les affaires de M. Farrochon marchaient bien. Il revint d’Amérique, semant l’or à pleines mains, rappela Octavie, qui approchait de dix-huit ans, et la mit à la tête de sa maison. Les deux amies séparées eurent une correspondance très-suivie, et Sylvanie passa de longues heures à lire et à relire les lettres où Mlle Farrochon lui décrivait dans le plus grand détail ses toilettes du matin, ses toilettes de promenade, ses toilettes d’intérieur, ses toilettes de courses et ses toilettes de soirées. Puis venait la description du boudoir tendu en satin bleu, du cabinet de toilette en perse rose, de la chambre à coucher en taffetas mauve et mousseline brodée, du salon rouge et or, et de la chambre réservée à Sylvanie quand elle aurait le bonheur de quitter le couvent et de venir faire connaissance avec la véritable vie. Mlle Farrochon se considérait comme bien supérieure à Sylvanie, et ne redoutait point sa rivalité : elle avait tort. Malgré tous ses efforts, Sylvanie n’avait pas complétement réussi à s’enlaidir ; elle était encore fraîche sous le rouge et la poudre de riz, et il y avait encore sous ses manières empruntées quelque chose de naturel. Elle eut du succès dans la société que voyait Octavie ; et le beau vicomte de Montadille, qui avait vu les hauts et les bas de la fortune de M. Farrochon, pensa que les terres du père Arnaudeau devaient constituer un revenu plus solide. Il demanda la main de Sylvanie, qui lui fut accordée avec enthousiasme : la mère et la fille étaient aussi folles l’une que l’autre ; et quant à M. Arnaudeau, à qui ce mariage ne souriait guère, il ne fut consulté que pour la forme. Sylvanie devint donc vicomtesse, et Octavie délaissée et furieuse dut subir à son tour les airs de protection de son ancienne protégée. Elles continuèrent néanmoins à se voir, et à s’appeler mon cœur, mon ange et ma chérie, pendant qu’elles avaient au fond de l’âme, l’une le méchant orgueil de son triomphe, l’autre la rage de sa défaite. Quant à Mme Arnaudeau, elle profita du brillant mariage de sa fille pour passer le moins de temps possible à la campagne qu’elle détestait. Elle était heureuse à sa manière ; elle atteignait dans son âge mûr l’idéal auquel elle avait vainement aspiré dans sa jeunesse.

Et M. Arnaudeau ? Il était, lui aussi, heureux à sa manière, qui n’était pas celle de Mme Arnaudeau. Personne ne le morigénait plus, personne ne lui faisait plus subir un cours de belles manières. Il se levait et se couchait aussi tôt qu’il lui plaisait, sans craindre de s’en-