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le violoneux de la sapinière.

campagne en elle-même, Octavie n’avait pas dissimulé son dédain pour eux, ni la frayeur que lui inspiraient la rosée du matin et la fraîcheur du soir, bonnes pour donner des rhumes de cerveau, aussi bien que le soleil de midi, très-dangereux pour la blancheur de la peau ; sans compter son aversion nerveuse pour une foule de bêtes effroyables, telles que bœufs, vaches, chèvres, oies, dindons, crapauds, grenouilles, serpents, araignées, moustiques, guêpes, fourmis et autres, qui conspirent continuellement, comme chacun sait, contre la vie des belles demoiselles. Ce qu’il y avait de mieux à faire pour Octavie, c’était décidément de lui donner un bal. Et Sylvanie arrangeait dans sa tête tous les détails du bal ; le personnel d’abord, puis la disposition des salons, leur éclairage, leur ornement ; elle comptait de combien de sièges, de lampes, de flambeaux, de plateaux, de verres petits et grands elle pouvait disposer, et cherchait où elle pourrait emprunter ce qui manquerait, afin de produire quelque chose qui ressemblât aux fêtes dont Octavie lui avait si souvent narré les merveilles. Tandis qu’elle rêvait ainsi, les roues de la voiture roulèrent sur le pavé, et bientôt M. Arnaudeau, debout sur le seuil de sa porte, souhaita de loin la bienvenue à sa fille, pendant que Caïman s’élançait à la tête des chevaux en aboyant de toutes ses forces.

Caïman, le chien de la maison, était un dogue de moyenne taille, au poil roux et au caractère maussade. Il devait son nom aux dents blanches qu’il montrait de temps à autre en relevant sa lèvre supérieure, par un mouvement qui lui donnait l’air de rire. C’était le favori d’Emmanuel, qui l’avait dressé à poursuivre tous les chats, même ceux du logis. Sylvanie, par esprit de contradiction, s’était déclarée la protectrice de la chatte Prétentaine, la victime ordinaire de Caïman, et c’était un des sujets de querelle, très-nombreux entre le frère et la sœur. Pour le moment, si elle se laissa aller à son indignation contre Caïman, qui menaçait de causer un malheur, en excitant les chevaux, elle n’osa pas montrer sa sympathie pour Prétentaine, qui était venue se frotter contre elle en ronronnant, car Mlle Octavie se recula avec effroi, après avoir mis son lorgnon pour regarder cette bête inquiétante, et elle dit avec dédain : « Comment pouvez-vous avoir des chats, ma chère ? un animal traître et voleur, qui perd son poil sur tous les meubles. Ah ! fi donc ! »

Pendant ce temps-là, M. Arnaudeau faisait tous ses efforts pour attirer l’attention de la visiteuse, et réitérait pour la troisième fois un salut laborieux qui lui avait déjà donné bien de la peine à la première.